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Text Of The Book: Buddha Was Not Demolished In Afghanistan; It Collapsed Out Of Shame (French)

Fri, 13/09/2013 - 17:36

Nul n’a détruit la statue du Bouddha en Afghanistan; Le poids de la honte l’a effondrée

Mohsen Makhmalbaf
 
Traduit par Hans David Roux
 
 
Si vous devez lire cet article dans son ensemble,
Vous devrez y consacrer une heure.

Dans ce laps de temps, au moins douze personnes

Vont périr des effets de la guerre et de la 
Famine en Afghanistan, et soixante autres prendront
Les chemins de l’exode vers d’autres pays.
Cet article va tenter d’expliquer ces morts et cet exode.

Si ce sujet douloureux n’a aucune place
Dans la douceur de votre vie, abstenez-vous de le lire.
 
 

La place de l’Afghanistan dans la conscience universelle
le sujet de mon prochain film. Je répondis: “ L’Afghanistan ”. Et immédiatement la question
qui suivit fût: “ Qu’est ce que l’Afghanistan? ”.
Pourquoi en est-il ainsi? Comment se peut-il qu’un pays sombre aussi profondément dans l’abandon, au point que les habitants d’un pays asiatique tel que la Corée du Sud n’ai jamais entendu le nom de cet autre état d’Asie qu’est l’Afghanistan? Les raisons sont pourtant claires. L’Afghanistan ne joue pas un rôle positif dans le monde d’aujourd’hui. Ce pays n’est pas une puissance économique qui se démarquera par la qualité de l’une de ses productions ou exploitations. Ce pays ne dispose pas d’un capital scientifique qui pourrait lui être envié par le monde; Et enfin, ce pays ne dispose d’aucun capital artistique qui ait été l’objet d’une quelconque reconnaissance.
Néanmoins, aux Etats-Unis, en Europe, et au Moyen-Orient la perception de l’Afghanistan est toute autre. Mais cette différence n’a rien de positif. Le nom Afghanistan est automatiquement associé aux problèmes suivants: Trafic de drogue, Fondamentalistes Islamistes Taliban, guerre contre l’URSS et une interminable guerre civile. Dans cette représentation consciente n’existe nul signe d’ordre, de paix ou de prospérité. De ce fait, aucun touriste ne rêve d’y voyager, et aucun commerçant ne pense à y faire des affaires.
Alors pourquoi ce pays ne sombrerait t’il pas dans l’oubli ! On pourrait en arriver à lire devant le mot Afghanistan la définition suivante: “ Afghanistan, pays dont la principale ressource est la production de drogues, peuplé de guerriers sauvages et extrémistes, dont les femmes sont couvertes de voiles sans orifices aucuns ”. A tout cela rajoutez désormais “ destructeurs de la plus grande statue du Bouddha au monde situé à Bamian ”.
Ce récent événement a suscité l’indignation à l’échelle planétaire, et a mené tous les défenseurs des arts et de la culture à se mobiliser pour la statue du Bouddha. Mais comment se fait-il qu’à part le Haut Commissaire aux Affaires des Réfugiés aux Nations Unies, personne n’ait exprimé de regrets à la mort imminente d’un million d’êtres humains en prise à la pauvreté excessive causée par la sécheresse en Afghanistan? Comment se fait-il que personne ne discourt sur les raisons de cette mortalité? Pourquoi les voix de l’indignation s’élèvent-elles lors de la destruction de la statue du Bouddha, alors que le peuple afghan affamé se meurt dans le silence? Dans notre monde actuel les statues ont-elles plus de valeur que les êtres humains?
Ayant beaucoup voyagé en Afghanistan, je pense avoir une image plus réaliste et vivante du pays et de son peuple. J’ai réalisé deux long-métrages sur le sujet au cours des treize dernières années ( “ Le Cycliste” en 1983 et “ Voyage à Kandehar ” en 2000) et pour cela il m’a fallu étudier plus de dix mille pages de documents divers pour la préparation de ces films. De ce fait j’ai une image de ce pays très différente de celle qui est généralement véhiculée de part le monde. Une image plus complexe, plus diversifiée, plus triste et souvent plus innocente. Une image qui requiert de l’attention et non l’oubli ou le dénigrement. Que penserait le poète Saadi qui disait “ tous les êtres humains sont les membres d’un même corps ”, en réalisant l’absurde indifférence engendrée par ses vers affichés aux seuil du siège des Nations-Unies?
 
 
La place de l’Afghanistan dans la conscience du peuple iranien:
La vision qu’a le peuple iranien de l’Afghanistan est identique à celle qu’en ont les Américains, européens ou autres habitants du Moyen-Orient, en cela différent qu’ils en sont plus proche. Les ouvriers iraniens, les habitants des quartiers défavorisés de Téhéran, et les habitants des provinces ouvrières de l’Iran, n’aiment pas les afghans. Ils les considèrent comme des concurrents à l’emploi, et aux travers de pressions sur le Ministère du Travail iranien, ils expriment le désir de voir les immigrés afghans repartir sur le territoire de l’Afghanistan. La classe moyenne iranienne considère en général les Afghans comme des gens dignes de confiance, que l’on peut engager en tant qu’échanson ou serviteur dans les locaux de leurs sociétés. Les promoteurs immobiliers voient les Afghans comme de bons ouvriers de chantiers, qui travaillent mieux que leurs collègues iraniens, et qui coûtent souvent moins chers.
Les dirigeants des Brigades de Répression du Trafic des Stupéfiants iraniens, les considèrent comme les principaux responsables du trafique de la drogue en Iran, et ne voient d’autre solution que de préconiser la lutte contre les trafiquants et l’expulsion de l’ensemble des afghans en réponse définitive à ce problème.
Les médecins iraniens considèrent que les Afghans sont les agents responsables de la propagation de certaines maladies inexistantes jusque là, telle que “ la grippe afghane ”. Mais comme ils ne peuvent se résigner à la pensée d’interdire l’immigration, ils ont trouvé la solution dans des campagnes de vaccination sur le territoire afghan. Dans cette optique, afin de lutter contre l’épidémie de la Polio, ils ont réussit à financer les campagnes de vaccination en Afghanistan.
 
 
La communauté internationale face à l’Afghanistan:
Il est toujours bon de voir quels sont les gros titres de la presse qui sont associés au nom d’un pays. L’image d’un pays diffusée par les média, est un mélange, de vérités, et d’une vision imagée et compilée, destinée à la population mondiale. Pour que certains pays du monde s’intéressent à un lieu, il faut avant tout qu’une base médiatique soit construite. Ce que je perçois, c’est que malheureusement en Afghanistan d’aujourd’hui, il n’existe nul focalisateur d’intérêt hormis le pavot. De ce fait, l’Afghanistan tient une place minime dans les informations habituelles diffusées de part le monde, et il ne faut pas compter voir les problèmes afghans se résoudre de si tôt. Si l’Afghanistan possédait du pétrole et des ressources pétrochimiques à l’instar du Kuwait, il pourrait être libéré du joug irakien en trois jours par les troupes américaines, et payer les frais de cette présence militaire, grâce aux pétrodollars. Jusqu’à hier encore, alors que l’URSS existait, l’Afghan pouvait se faire remarquer des média occidentaux par sa résistance au bloc de l’Est, et en tant que victime de la tyrannie communiste. Mais suite au retrait des troupes soviétiques et à l’effondrement de l’URSS, pourquoi les Etats-Unis, qui se veulent les défenseurs des droits de l’homme, n’ont pas pris de mesures sérieuses pour venir en aide à dix millions de femmes privées d’éducation et de statut social; Ou encore pour éradiquer la pauvreté et la famine qui fauchent les vies de tant d’afghans.
 Car l’Afghanistan n’a rien à offrir. L’Afghanistan n’est pas une belle nymphe convoitée par mille et uns amants troublés. Malheureusement, ce pays aujourd’hui serait plus comparable à une vieille femme. Quiconque voudra s’en approcher devra payer les frais de cette vieille agonisante. Alors on réalise que nous sommes loin de l’ère de Saadi où “ tous les êtres sont les membres d’un même corps ”.   
 
 
La narration statistique de la tragédie Afghane
Durant les deux dernières décennies aucune donnée statistique sérieuse n’ont été collectée en Afghanistan. De ce fait, toutes les données sont approximatives et relatives. D’après ces données, l’Afghanistan comptait vingt millions d’habitants en 1992. Durant les vingt dernières années, de l’occupation soviétique à ce jour, prés de deux millions et demi d’Afghans ont été tués ou sont décédés. Cette mortalité s’explique par la guerre, la famine et le manque de moyens médicaux. En d’autres termes, chaque année cent vingt-cinq mille personnes, soit trois cent quarante personnes par jours ou douze personnes par heure meurent en Afghanistan. Cette tragédie a coûté durant les vingt dernières années une vie toutes les cinq minutes. 
Nous vivons dans un monde qui a diffusé à profusion l’histoire malheureuse des marins russes pris au piége de leur sous-marin. Dans un monde où la destruction de la statue du Bouddha a fait l’objet d’une couverture internationale des média. Et nul ne parle du destin tragique de ce peuple qui dépérit.
Les chiffres concernant les réfugiés Afghans sont encore plus tragiques. D’après des statistiques plus précises, le nombre de réfugiés Afghans vivant en Iran et au Pakistan s’élève à six millions trois cent mille personnes. Ce chiffre revient à dire que durant les vingt dernières années, un Afghan a pris le chemin de l’exode chaque minute. Ces données n’incluent pas ceux qui pour fuir la guerre civile parcourent sans cesse leur pays de part en part.
Je n’ai pas souvenir d’avoir vu un peuple frappé par une mortalité de dix pour cent et réduit par trente pour cent d’émigration et cela dans l’indifférence la plus totale du reste du monde. Le nombre total des réfugiés et victimes de guerre en Afghanistan équivaut en nombre à la totalité du peuple palestinien. Et cependant, même pour nous autres iraniens, le degré de sympathie n’équivaut pas à dix pour cent de celui ressentie pour les Palestiniens ou les Bosniaques; Et ce malgré nos frontières et notre langue commune avec l’Afghanistan.
Lorsque je passais la frontière de Dogharoon pour entrer en Afghanistan, je vis un panneau qui mettait le visiteur en garde contre d’étranges objets. Il s’agissait de mines anti-personnelles. Il était écrit “ chaque vingt-quatre heures sept personnes marchent sur une mine en Afghanistan. Faites en sorte que ce sort ne soit pas le votre aujourd’hui ou demain ”. Lors de mon passage dans un camp de la croix rouge, je trouvais des données plus alarmistes encore. Des démineurs canadiens, désespéré par l’ampleur de la tragédie, perdirent tout espoir de réussite dans leur mission, et décidèrent de repartir. D’après ces mêmes données, il faudrait que pendant plus de cinquante ans, les Afghans se sacrifient par groupes entiers, pour qu’un jour leurs terres soient à nouveau sûres et exploitables. En fait, les terrains sont minés de manière conjoncturelle et au gré des affrontements entre factions. Ces minages ne répondent à aucune stratégie militaire déterminée et recensée qui permettrait un déminage efficace en temps de paix. Cela est représentatif de la situation d’une nation minant les terrains à l’encontre de son propre peuple. Lors de pluies torrentielles, des sites jusqu’alors sans danger, sont transformés en zone à haut risque par les mines déplacées par des coulées de boue.
Ces statistiques sont le reflet de l’insécurité qui règne en Afghanistan, et pousse perpétuellement le peuple sur les routes de l’exode. Les Afghans vivent dans la conscience du danger les environnant. Le danger de mourir dans un conflit, de faim ou de maladie. Alors qu’est ce qui retiendrait un Afghan? Un peuple qui connaît un taux d’émigration de trente pour cent, ne se fait plus aucune illusion sur son futur. Sur les soixante-dix pour cent de la population restante, dix pour cent sont décédé ou ont été tués; Soixante pour cent n’ont pas les moyens de quitter le pays ou sont refoulés par les pays frontaliers.
Cette insécurité ambiante est le principal obstacle à toute présence étrangère en Afghanistan. Aucun homme d’affaire avisé n’ira investir en Afghanistan à moins d’être un trafiquant. Quant aux experts politiques, ils préfèrent voyager vers des destinations moins nuisibles tels l’Europe. Tout cela rend difficile l’aboutissement à une solution viable aux problèmes du pays. A l’heure actuelle, en raison des sanctions des Nations-Unies et des conditions de sécurité déplorables, il n’existe quasiment aucun expert politique en Afghanistan ( à part pour trois pays officiellement, et deux pays officieusement). Ce qui reste, sont les opinions politiques émises à distance. Ce constat explique le climat d’ambiguïté dans laquelle est plongé ce pays. Un pays écrasé sous le poids de la tragédie, et ignoré de tous.
J’ai vu de mes propres yeux prés de vingt mille hommes, femmes et enfant mourrant de faim. Ils n’avaient plus la force de se tenir sur leurs jambes et jonchaient les rues dans l’attente d’une mort imminente. Ceci était le résultat de la récente sécheresse qui a dévasté le pays. Ce même jour, Madame Sadako Ogato, Haut Commissaire aux Affaires des Réfugiés prés les Nations-Unies, se rendit sur les lieux du drame et promis que le monde leur viendrait en aide. Trois mois plus tard, j’apprenais par la radio iranienne que madame Ogato annonçait que prés d’un millions d’Afghans étaient condamnés à mourir de faim.
J’en ai conclu que nul n’a détruit la statue du Bouddha en Afghanistan; Le poids de la honte l’a effondrée. La honte du monde qui ignore la souffrance des innocents Afghans. Voyant que sa grandeur ne servait à rien, elle s’est tout simplement effondrée.  
A Dushanbeh au Tadjikistan, j’ai assisté au spectacle de quelque cent mille Afghans fuyant à pied, du sud au nord. On aurait dit une scène d’apocalypse. Ces images ne sont jamais diffusées par les média. Des enfants affamés fuyaient pieds nus les ravages de la guerre, des kilomètres durant. Un peu plus tard, ce même cortège de désolation fût attaqué par derrière par ses frères Afghans ennemis; Et se fit refouler en face par le Tadjikistan à qui il demandait asile. C’est par millier qu’ils périrent et périrent encore, dans ce no man’s land entre l’Afghanistan et le Tadjikistan. Ni toi, ni personne n’en a rien sût. Comme le disait Madame Golrokhsar, fameuse poétesse Tadjik “ Il ne serait pas étrange de voir quelqu’un de ce monde mourir de tout le chagrin dont regorge l’Afghanistan; Ce qui est curieux c’est que personne n’en soit encore mort ”. 
 
 
L’Afghanistan, un pays sans image
 L’Afghanistan est pour diverses raisons un pays sans image. Avant tout, il faut réaliser que dix millions de femmes afghanes, composant la moitié de la population du pays, sont “ sans visage ” et n’ont pas le droit d’être vues. Une nation qui refuse de voir la moitié de sa population est une nation sans image. De plus, durant les dernières années, la télévision Afghane a cessé d’exister. Enfin, il n’existe que quelques journaux tel le “ sheriat ”, le “ heevat ” et l’ “ anise ”, composés de quelques feuillets monochromes démunis de toute photos. Ceci représente l’ensemble des média Afghans. Il est à noter que toutes sortes de représentation picturale, qu’elles soient peintures ou photos, sont considérées comme “ impure ” et bannies par les autorités religieuses. Ni les journalistes et encore moins les photographes sont autorisés à travailler en Afghanistan. A l’aube de ce XXI ème siècle ou nous fêtons les cent ans du cinéma, il faut savoir que nul film n’est produit en Afghanistan et qu’il n’y existe aucune salle de projection. Autrefois, il existait quatorze salles, projetant des films indiens. Quelques petits studios Afghans produisaient également des films calqués sur les films indiens.
Dans l’industrie cinématographique mondiale qui produit prés de trois mille films par ans, le sujet de l’Afghanistan tient une place inexistante. A ce jour, une seule production Hollywoodienne a exploité le sujet Afghan. Il s’agissait de “ Rambo III ”. Le film a été principalement tourné en studio, à l’exception de quelques scènes tournées en partie à Peshavar au Pakistan, et au Yemen (Mais là encore la technique de l’écran bleu a été pas mal utilisée). Alors qu’aucun acteur ou figurant Afghan n’y a participé, leur image a été grossièrement dépeinte à des fins de sensationnalisme lors de scènes d’actions. 
Est ce là l’image que se fait Hollywood d’un pays dont dix pour cent de la population à été décimée, trente pour cent partie sur les routes de l’exode et dont un million de personnes meurt de faim?
Il existe deux films Russes, traitant de la période d’occupation des troupes soviétiques et s’adressant à un public Russe. Suite au retrait des troupes soviétiques, les Mujahedins Afghans tournèrent quelques courts films de propagande militaire, mettant en scène d’héroïques soldats lors de leurs combats. Ceux-ci ne sont pas représentatifs de l’Afghanistan d’hier et d’aujourd’hui. Deux longs métrages Iraniens se consacrèrent au thème des Afghans immigrés, “ Vendredi ” et “ La pluie ”. J’ai pour ma part réalisé deux longs métrages intitulés “ Le Cycliste ” et “ Voyage à Kandehar ”. Ceci représente l’ensemble du catalogue de la filmographie mondiale consacrée à l’Afghanistan. Le nombre de documentaires reste lui aussi très limité. A croire que dans un consensus collectif on a proclamé l’Afghanistan pays sans image. 
 
 
Le portrait historique de ce pays sans image
L’Afghanistan est né de sa séparation de l’Iran, il y a deux cent cinquante ans, durant l’ère de Nader Shah. L’Afghanistan était rattaché à la grande province du Khorasan. Une nuit, de retour d’Inde, Le roi Nader Shah fût assassiné à Ghouchan. Ahmad Abdali, l’un des commandants des armées de Nader Shah, fort d’un régiment de quatre mille hommes, parti vers le nord du Khorasan et déclara la sécession de cette région. L’Afghanistan était né.
L’Afghanistan était composé d’une population de bergers et les lois étaient basées sur les traditions tribales. Ahmad Abdali étant de la tribu des Pashtoon, il n’était pas accepté en tant que dirigeant par les tribus Tadjik, Hezareh et Uzbek. Il a été alors entendu que chaque tribu nommerait son chef, et que ceux-ci se réuniraient en un conseil fédéral appelé “ Loyeh Jorgeh ”. Depuis lors, aucun autre système plus juste ou équitable n’a été proposé. Le Loyeh Jorgeh montre bien l’absence de toute évolution économique du pays qui est resté cantonné aux petits élevages. La législation n’a pas non plus progressée et reste basée sur l’ancien système tribal, qui a annihilé toute possibilité de naissance d’un esprit nationaliste.
Un Afghan ne se considère pas comme un Afghan avant d’avoir quitté son pays et subit l’humiliation des regards méprisants d’autrui. En Afghanistan chaque individu est Pashtoon, Hezareh, Uzbek ou Tadjik.
Lorsque l’on compare l’Iran et l’Afghanistan qui partageaient la même histoire jusque la sécession d’il y a deux cent cinquante ans, la différence est flagrante. En Iran (à part au Kurdistan) nous sommes tous Iraniens avant tout, et le nationalisme est le principal aspect de notre identité commune. En Afghanistan, chacun appartient avant tout à une tribu, et l’appartenance tribale est l’aspect premier de l’identité. Ceci est ce qui différencie le plus clairement l’esprit Iranien de l’esprit Afghan. Même lors des élections présidentielles en Iran, l’appartenance ethnique du candidat n’entre pas en ligne de compte et n’influence en rien le vote du citoyen.
 Depuis l’ère de Ahmad Abdali à ce jour où les Talibans gouvernent quatre vingt quinze pour cent de la population, les rennes du pouvoir ont toujours été aux mains des Pashtoon (excepté neuf mois du règne de Habiballah Galekhani connu sous le nom de “ Bacheh Sagheh ” et deux ans de règne de Tajik Durhanuddin Rabbani qui étaient tous deux Tadjiks). Contrairement à l’Iran où sous l’ère de Reza Shah la pluralité ethnique fit place à un esprit de cohésion nationale, le seul régime gouvernant les afghans à été le fédéralisme tribal. Même les Mujahedins Afghan n’ont pas mené de combats unis face aux ennemis. Plutôt, chaque tribu exerçait indépendamment sa défense face aux ennemis.
 Durant le tournage de “ Voyage à Kandehar ”, alors que nous nous trouvions dans un camp de réfugiés sur la frontière Irano-Afghane, je réalisais que même ces réfugiés, vivants ensemble depuis prés de dix ans dans des conditions communes, refusaient d’admettre leur identité d’Afghans. Les différents entre Pashtoon, Hezareh, Tadjik et Uzbek survivait à leur exode.
Aucun mariage inter tribal ni aucun commerce inter tribal n’existe. La moindre altercation peut rapidement tourner au bain de sang. J’ai été témoins d’une scène meurtrière qui avait été déclenchée par une personne n’ayant pas respecté son tour dans la queue d’une boulangerie.
Le camp de réfugié de Niatak, sur la frontière Irano-Afghane, abrite quelque cinq mille réfugiés Afghans. Il est difficilement concevable d’y voir des enfants Pashtoon jouer avec des enfants Hezareh. Il arrive même que des conflits éclatent entre enfants de tribus différentes. Les Tadjiks et Hezarehs considèrent les Pashtoon comme l’ennemi absolu. Les Pashtoons voient les Tadjiks, Hezarehs et Uzbeks du même œil. Aucun d’entre eux n’acceptera de prier ensemble dans la même mosquée. Lors d’une projection nous n’arrivions pas à convaincre les enfants de tribus différentes de s’asseoir ensemble. Nous avons finalement proposé des projections séparées pour chaque tribu, mais la projection fût annulée. Le camp manquant de médecin et comptant un grand nombre de malades, un médecin fût détaché de la ville. La logique aurait voulu que les plus malades passent en premier. Mais le seul ordre qui ait été admis fût l’ordre tribal. Chaque jour une tribu avait accès au médecin; Et là encore, au sein d’une même tribu il a fallu respecter l’ordre hiérarchique tribal.
Lors des scènes qui nécessitaient des figurants, il nous fallait choisir soit parmi les Pashtoon, soit parmi les Hezarehs. Cela bien qu’ils vivaient tous le même exode dans la même misère. La loi tribale régissait tout, du plus important au plus futile. Il faut avouer que la majorité d’entre eux ne connaissait pas le cinéma, et tout comme ma Grand-Mère, ils rendaient grâce à Dieu de ne pas avoir, à ce jour, mis les pieds dans une salle de projection.
 Une des raisons principales de la survie du système repose sur le fonctionnement économique de l’Afghanistan qui est quasi exclusivement axé sur l’élevage. Chaque peuplade Afghane est piégée dans sa vallée par les murailles écologiques et géographiques qui l’enfonce plus encore dans sa culture tribale de berger. La croyance dans la culture tribale est aussi profondément encrée que les falaises Afghanes. L’Afghanistan composé a soixante-quinze pour cent de sa topographie de paysage montagneux, ne compte que sept pour cent de terrains exploitables. Nulle forme d’industrie n’existe là-bas. En raison de la seule ressource du pays que sont les pâturages (et ce, lorsque le pays ne souffre pas de la sécheresse), l’élevage est l’unique moyen de survie. J’insiste sur le fait que l’élevage est à la base du système tribal qui est lui-même à la source de tout les conflits internes. Non seulement cela empêche l’Afghanistan d’amorcer la modernisation de ses structures, cela met également un frein à la naissance d’une cohésion nationale au sein du peuple. Il n’existe pas de croyance aux notions de peuple Afghan et de la nation appelée Afghanistan. Les Afghans ne peuvent pas concevoir la disparition de leurs appartenances ethniques au profit d’une identité nationale commune. Ce que l’on considère souvent comme des guerres de religions trouvent en fait leurs sources dans des conflits tribaux. Les Tadjiks qui combattent à ce jour les Talibans, sont musulmans et sunnites tout comme leurs frères ennemis Talibans.
Ahmad Ebdali avait alors sût faire preuve de génie en créant la notion de fédéralisme tribal. Il avait fait preuve de plus de claire voyance que ceux qui aujourd’hui pensent, qu’une tribu pourrait régner sur les autres ou encore un homme seul sur tout les Afghans; ceci dans le contexte d’une structure économique et sociale tribale.
 Les Pashtoons représentent la plus grande tribu Afghane avec six millions de personnes. Ensuite viennent les Tadjiks avec quatre millions de personnes. Et enfin en troisième et quatrième position viennent les Hezarehs et les Uzbeks qui se comptent respectivement à quatre millions et environs deux millions de personnes. Le reste de la population est composé de petites tribus tels les Omagh, Fars, Baloutche, Turkmène ou Quezelbash. 
Les Pashtoons vivent principalement dans le sud, alors que les Tadjiks vivent dans le nord et les Hezarehs dans les régions centrales. Cette concentration dans différentes zones géographiques mènera soit à un démembrement destructeur, soit à un retour perpétuel au système du Loyeh Gorjeh. La seule issue de secours étant la mise en place d’une infrastructure économique et la création d’une réelle identité nationale.
Si aujourd’hui en Iran, nous pouvons élire un président, libre des considérations ethniques, c’est en partie grâce aux modifications des structures économiques apportées par l’exploitation du pétrole. Il ne s’agit pas de considérer qualitativement ou quantitativement des bienfaits de l’exploitation pétrolière en Iran. Plutôt, il s’agit de considérer que l’exploitation du pétrole a modifié l’infrastructure économique du pays, le faisant passer du stade de pays agricole à celui de pays industrialisé, exportateur de pétrole et de matière première. C’est en occupant la place d’un interlocuteur réel que l’Iran entre en interaction avec les pays industrialisés, et qu’il récolte le fruit de ses exportations.
Ce sont les infrastructures socio-économiques qui subissent avant tout les transformations. Ces changements viennent effondrer les cultures traditionalistes, et donnent naissance à une culture économique moderne, vivant de l’exportation du pétrole et bénéficiant des ressources des pays industrialisés. Cela reviendrait à dire dans une conception symbolique où nous éliminerions l’argent, que le troc du pétrole nous a donné accès aux biens de consommations des pays développés.
Seulement, l’Afghanistan n’avait rien à proposer en échange au monde, en dehors de ses produits stupéfiants. C’est alors qu’il s’est renfermé sur lui-même et s’est isolé du reste du monde. Et peut être que si, il y a deux cent cinquante ans, l’Afghanistan n’avait pas pris son indépendance et restait rattaché à l’Iran, il bénéficierait lui aussi de sa part des revenus pétroliers.
Les montants générés par l’opium, sur lesquels je développerais plus tard, sont totalement insignifiants en comparaison des revenus pétroliers Iraniens. En l’an 2000, la plus value générée par la hausse du prix du baril a dépassé les dix milliards de dollars. Le total des bénéfices réalisés par les ventes de l’opium n’ont pas dépassé cinq cents millions de dollars. Grâce à nos exportations nous avons été en mesure de jouer notre rôle dans l’échiquier de l’économie mondiale, et ayant compris les possibilités qui s’offraient à nous, nous pouvons aujourd’hui aspirer à nous moderniser.
Pour le berger Afghan, le monde est sa vallée, son élevage ( lorsqu’il est épargné par la sécheresse) est son gagne pain, et le système tribal la justice qui régit son monde. Ce considéré, il ne peut avoir de part active dans l’économie mondiale. Alors comment fournir à ce pays les bases d’une transition économique et culturelle lui permettant d’y prendre part?
Les quatre-vingts milliards de dollars de chiffre d’affaires généré par les ventes globales de la drogue de l’Afghanistan, dépendent du fait que le pays ne vit aucun changement de situation. Car si changement il y avait, ces quatre-vingts milliards serait la première ressource à être menacée. Donc, l’Afghanistan n’est pas supposé faire des profits considérables, car ce sont ces profits même qui pourraient mener le pays vers le changement. Bien que l’Iran et l’Afghanistan aient partagé la même histoire il y a deux cent cinquante ans, l’Iran a pris un tournant différent; En particulier au vingtième siècle grâce au pétrole. Tournant que l’Afghanistan ne peut espérer prendre avant très longtemps.
L’opium est l’unique produit que l’Afghanistan ait à offrir au monde. Cependant, en raison de la nature de ce produit, et des montants insignifiants générés par ce produit national de piètre réputation, il ne peut pas être comparé au pétrole. Si nous ajoutons les cinq cents millions de dollars de bénéfice réalisé par les ventes d’opium, aux trois cents millions réalisé sur les ventes du gaz au nord de l’Afghanistan, nous obtenons un total de huit cents millions de dollars; Qui divisé par les vingt millions d’habitants, laisserait quarante dollars par ans et par habitant. Si nous divisons ce chiffre à nouveau par trois cent soixante-cinq jours, cela laisse à chaque Afghan dix cents par jours, soit le prix moyen d’une miche pain. Seulement les revenus annuels du pays reviennent aux dirigeants et aux membres de la mafia qui n’ont que faire de la redistribution des richesses. Ce revenu est donc insignifiant pour l’habitant et trop faible pour pouvoir engendrer des changements significatifs dans les infrastructures économiques, sociales, politiques ou culturelles. 

 

 

Pourquoi trente pour cent de la population Afghane a t’elle émigré ?
Il est habituel pour les bergers de se déplacer d’un point à un autre afin de résoudre les problèmes de subsistance. Les agriculteurs ou les citadins sont moins à même de se déplacer. La principale raison de cette importante émigration vient des habitudes migratoires qu’ont les bergers. Dés qu’il rencontre l’aridité il se met en quête de nouveaux pâturages, et dés qu’il rencontre le froid il amorce la transhumance vers des recoins plus chauds. Donc la migration est propre à la culture de l’éleveur. La seconde raison de cette émigration est le manque d’emploi stable. Si l’Afghan n’émigre pas, il meurt des conséquences de son chômage. L’Afghan gagne son pain quotidien dans les taches ingrates qu’il réalise à l’étranger.
Lorsque l’Afghan se réveille le matin, il doit considérer quatre tâches afin de pouvoir subsister; Premièrement, l’élevage et cela si la sécheresse ne sévit pas. Deuxièmement, se battre pour une faction, c’est à dire trouver un emploi militaire. Troisièmement, émigrer pour subvenir aux besoins de sa famille. Et finalement, si toutes les voies lui sont fermées, il se lancera dans le trafique de drogue ( qui restera limité quand on considère les vingt millions d’habitants pour cinq cents millions de dollars provenant de la culture du pavot). Il est donc injustifié de labelliser le peuple Afghan de “ trafiquant de drogues ” lorsque cette activité se limite clairement à une minorité. 
 
 
La culture Afghane à été vaccinée contre la culture moderniste
Aman’allah Khan qui régna en Afghanistan de 1919 à 1928 était un contemporain de Reza Shah et de Kemal Atatürk. Il était personnellement un adepte de la mouvance moderniste. En 1924, il voyagea en Europe, en revint avec une Roll Royce et annonça son programme de réforme. Son programme incluait une réforme du “ hidjab ” (voile que portent les femmes musulmanes). Il dit à sa femme "met de côté ton litham " et aux hommes " troquez vos vêtements traditionnels pour des costumes de ville ". Il engagea également sa réforme sur l’un des points sensibles de la culture masculine qu’était la polygamie en l’interdisant. Immédiatement ses réformes sont confrontées à la résistance des traditionalistes. Aucune des tribus ne se soumit aux réformes et des révoltes survirent à l’encontre du souverain. Dans cette société constituée de bergers vivant dans une culture tribale, et ignorant encore l’industrie, l’agriculture et même les rudiments d’une exploitation minière; Dans une société qui n’accepte pas encore le mariage inter tribal, ce modernisme était dénué de logique socio-économique, et s’apparentait plus à l’imposition d’un modèle culturel inapproprié. A mon avis, cette piètre forme de modernisme, superficiel et formaliste, à seulement servit d’anticorps dans une culture traditionnelle Afghane qui s’est retrouvée ainsi vaccinée pour les décennies à venir contre toute chance d’évolution vers un modernisme rationnel. Aujourd’hui encore, l’ébauche d’un modernisme qui impliquerait l’exploitation des ressources, et l’exportation de matière première bon marché, n’existe pas. Même la portion la plus éclairée de la population Afghane pense que l’Afghanistan n’est pas prêt à considérer le vote des femmes. Lorsque la plus progressiste des factions impliquées dans la guerre civile affirme une telle chose, il est alors logique de voir les factions intégristes interdire les écoles aux femmes et les priver de statut social. Il en découle naturellement que dix millions de femmes se retrouvent captive sous leurs “ Burg has ” (voile sans orifice).Voilà où en est l’Afghanistan soixante-dix ans après les réformes Aman’allah Khan qui a tenté d’imposer la monogamie à une société machiste Afghane qui ne conçoit la cellule familiale que sous la forme d’un harem.
En l’an 2000, dans les camps de réfugiés sur la frontière Irano-Afghane, la polygamie est un fait assimilé même par les jeunes afghanes. J’ai assisté pour ma part à deux cérémonies de mariage chez les Pashtoons et chez les Hezareh. J’ai entendu lors des cérémonies les convives souhaiter au jeune marié de plus belles noces encore pour ses prochains mariages. Au début j’ai cru à une plaisanterie. Lors d’une autre cérémonie j’ai entendu la famille de la jeune mariée dire “ si l’époux arrive à nourrir ses femmes, il serait même bien qu’il en épouse quatre; Il aura ainsi respecté la tradition religieuse. C’est un moyen en plus de venir en aide à des affamés ”.
Lorsque je me suis rendu au camp de réfugié de Saveh pour l’enregistrement de la bande son pour la séquence du mariage de “ Voyage à Kandehar ”, j’ai vu une fillette de deux ans être mariée à un garçonnet de sept ans. Je n’ai jamais compris ce que pouvait signifier ce mariage. Ni le petit garçon de sept ans ni la fillette qui suçait encore sa tétine n’avaient pu désirer ce mariage. Avec un tel portrait de cette société traditionnelle, nous pouvons en conclure que le modernisme sans fondement de Aman’allah Khan, n’était rien d’autre qu’une imitation utopique des modèles appliqués dans les pays voisins. Il va sans dire que certaines femmes, prisonnières du burg ha, pensent que si elles le troquaient pour un voile moins sévère, Dieu dans sa colère les transformerais en pierre. Peut-être faudrait-il que quelqu’un les en débarrasse par la force, afin qu’elles réalisent qu’il n’en est rien, et de là elles choisiraient leur propre voie.
 On peut également considérer la logique du modernisme sous un autre angle. Dans les sociétés traditionnelles, la culture de l’hypocrisie est une sorte de technique de camouflage des classes. Dans la société iranienne, le riche traditionnel, par peur des réactions des pauvres, décorera l’intérieur de son domicile tel un palais, mais maintiendra une apparence modeste à l’extérieur. Il en découle que le noyau aristocrate à besoin d’une écorce à l’apparence pauvre et rustique pour survivre.
 La résistance au modernisme ne vient pas forcément des organisations traditionnelles. Parfois, cet affrontement est déclenché par la réaction des démunis et affamés à l’encontre des nantis. Dans la société des bergers Afghans à l’ère de Aman’allah Khan, le seul fait de posséder un cheval et non une mule, était un signe d’appartenance aristocratique ( et un affichage vaniteux). La Roll Royce était un véritable pied de nez au peuple démuni. La guerre du modernisme et de la tradition trouve son essence dans celle de la Roll contre la mule. La guerre du pauvre contre le nanti.
 De nos jours en Afghanistan les seuls objets réellement modernes sont les “ armes ”. La guerre civile omniprésente en Afghanistan, bien qu’étant d’essence politico-militaire, est également une source d’emploi pour la population. Peu à peu l’Afghanistan s’est transformé en un vaste marché aux armements modernes. Et malgré le fossé qui le sépare du monde actuel, l’Afghan ne peut plus combattre à coup de couteaux et de poignards. La consommation des armes est un sujet sérieux. Les missiles Stingers aux côtés des longues barbes noires et des burg has des Afghanes sont les signes des prémices du modernisme qui jurent avec le niveau réel d’évolution de la culture et du marché. Pour le Mujahed Afghan, les armes et les munitions ont un fondement économique qui repose sur l’emploi. Si demain, toutes les armes venaient à disparaître, que la guerre devait prendre fin et que tous acceptaient de ne plus entrer en conflit, en raison d’une conjoncture économique déplorable et d’un taux de chômage catastrophique, tous les Mujaheds d’aujourd’hui prendraient les routes de l’exode à leur tour. C’est pourquoi nous devons toujours pondérer les rapports de la tradition au modernisme, de la guerre à la paix et de l’identité tribale à la cohésion nationale, en fonction directe de la conjoncture économique et de la crise de l’emploi. Il faut admettre qu’il n’existe aucun remède miracle aux maux dont souffre l’Afghanistan. Et même une solution à long terme dépendrait d’un miracle économique et non d’une miraculeuse opération militaire menée du nord au sud ou vice versa. Mais n’avons-nous pas été maintes fois témoins de ce genre de miracles?
Le retrait des troupes soviétiques n’en était-il pas un?L’avènement au pouvoir des Mujahedins n’était-il pas un miracle pour les uns? La conquête soudaine des Talibans n’en était-il pas un pour les autres? Alors pourquoi l’histoire continue-elle? Car le modernisme en question est confronté à deux problèmes fondamentaux en afghanistan. Le premier réside dans l’économie et le second dans le rejet quasi immunitaire de toute forme de modernisme prématuré par la tradition Afghane.       
 

 

La situation géographique de l'Afghanistan et ses conséquences économiques
 L'Afghanistan a une superficie de 700.000 km2. Soixante quinze pour cents du pays est composé de montagnes. Les Afghans vivent au creux des vallées, surplombées de hauts pics interminables. Ces reliefs escarpés traduisent de la rigueur de cette nature qui se répercute sur des choses simples, tel les allées et venues et le commerce, et nous éclairent sur les raisons de l'existence de cet esprit de citadelle spirituel et culturel dans les tribus afghanes. Le relief escarpé explique l'absence de réseau routier au sein du pays. Cette absence de réseau est autant un obstacle, pour les militaires en quête de conquêtes rapides, que pour d'éventuels hommes d'affaires à l'affût de profits lors d'une période de transition économique.
Ces montagnes qui sont un bouclier inviolable face aux intrusions étrangères, sont également un rempart infranchissable pour toute interaction culturelle ou commerciale. Un pays composé à 75% de montagnes aura bien des difficultés à faire circuler les produits manufacturés entre ses grandes villes potentielles par le futur, et aura les mêmes difficultés à faire parvenir ses produits agricoles aux villes. Malgré l'utilisation d'armements modernes, les guerres progressent lentement dans ce type de relief et aboutissent rarement au résultat escompté. Par le passé l'Afghanistan qui se trouvait sur la route de la soie était au carrefour de passage des caravanes à l'intersection des routes de Balkh vers la Chine et de Kandehar vers l'Inde. Le développement de la navigation et de l'aviation durant les siècles derniers fit que le carrefour commercial qu'était l'Afghanistan est peu à peu tombé en désuétude. L'ancienne route de la soie était empruntée en général par les chameaux ou les mules et ne possédait aucune des caractéristiques d'une route modernisable. Ce sont ces mêmes voies qu'empruntèrent par le passé Nader Shah, Alexandre Le Grand, Timur ou Mahmoud Ghaznavi pour se rendre en Inde.
Étant donné le caractère montagneux de ces chemins, en de nombreux points des ponts primitifs permettaient le passage. Ponts qui par les conflits de ces vingt dernières années ont été en majorité détruits. Peut-être qu'aujourd'hui après vingt années de conflits et de guerres civiles, le peuple afghan en est arrivé au point de souhaiter que le plus fort le remporte enfin, afin de donner une direction unique au destin historique de l'Afghanistan et cela quelle que soit cette direction. Mais les hauts sommets montagneux ne permettent pas même cela. Il semble parfois que les combattants afghans sont ces pics enneigés qui refusent éternellement de se rendre et non plus le peuple affamé. La résistance tadjik dirigée par Ahmad Shah Massoud doit en grande partie sa survie à la rigueur de la falaise du Panjshir. Il est probable que si l'Afghanistan n'avait pas ces reliefs montagneux, les troupes soviétiques auraient aisément conquis le pays. Et les Américains s'y seraient intéressés comme au Koweit, trouvant là un moyen de se rapprocher plus encore des marchés d'Asie centrale. Ces montagnes, cependant, augmentent les coûts de la guerre, et plus encore les coûts d'une reconstruction lors d'une paix éventuelle. Est-ce là une malchance géographique? Est-ce la géographie de l'Afghanistan qui a rédigé le destin historique entier du pays?
Imaginez un combattant désirant conquérir l'Afghanistan. Il lui faudra conquérir pic après pic, falaise après falaise, sommet après sommet. Imaginez ce conquérant victorieux. Il devra constamment reconquérir ces pics, falaises et sommets, afin de faire parvenir les provisions à ses troupes. Ces montagnes à elles seules ont suffi à décourager toute invasion ennemie extérieure et intérieure. Lorsqu'on revient sur le conflit soviético-afghan, on voit le combat de résistance d'un peuple. Mais lorsqu'on considère la question de l'intérieur, on réalise alors que chaque tribu a en fait défendu la vallée dans laquelle elle était emprisonnée. Lorsque l'ennemi est parti, chacun considérait à nouveau sa vallée comme le centre du monde. Ce sont ces montagnes mêmes qui ont rendu le développement de l'agriculture difficile. Seules 15% des terres sont exploitables et en fait seule la moitié de ces terres le sont réellement. La raison du développement de l'élevage, est la présence de nombreux pâturages dans ce paysage escarpé. L'Afghanistan est victime de sa propre topographie.
Il n'existe pas de routes dans les montagnes et la construction de celles-ci est coûteuse et difficile. Des chemins, s'il en est, sont en général des sentiers militaires ou d'étroits couloirs empruntés par des trafiquants de drogue. Les uniques pistes longent les frontières. Comment des pistes frontalières peuvent-elles jouer le rôle d'artères principales dans ce corps qu'est l'Afghanistan? Comment peuvent-elles permettre de résoudre la crise des relations commerciales, sociales et culturelles? Le peu de routes qui existaient furent détruites par les guerres civiles.
Qui trouverait un intérêt à investir dans un réseau routier pénible à mettre en place, et ce, avec un avenir incertain. On dit que l'Afghanistan regorge de minerais non exploités. Par où acheminerait-on ces minerais et où les enverrait-on? Qui sera le premier à investir dans des mines au profit et à l'avenir douteux? L'absence de réseau routier n'a-t-elle pas découragé les Soviétiques et les Afghans dans leur volonté d'exploitation de ces minerais? En revanche, l'Afghanistan est le pays des pistes sinueuses. Pistes idéales et disponibles à profusion pour le trafic de drogue. Pour lutter contre les trafiquants il faudrait des routes plus accessibles. Il est impossible de connaître toutes les pistes de ce labyrinthe et encore moins de toutes les attaquer. Au mieux, on peut attendre les trafiquants aux quelques grands carrefours.
Près de la ville de Semnan en Iran, un trafiquant a été arrêté. Il avait marché pieds nus de Kandehar à Semnan portant un plein sac de drogue. Lors de son arrestation ses pieds étaient en sang mais il continuait à marcher. 
Dans les montagnes d'Afghanistan l'eau est plus une calamité qu'autre chose. En hiver elle amène la glace, elle inonde au printemps et manque en été. Voilà le propre des montagnes sans barrage. Des eaux non contrôlées et des sols arides rendent l'agriculture difficile. Voilà le portrait géographique de ce pays: difficile à traverser, impossible à cultiver, et possédant des mines inexploitables faute de transport. On dit que l'Afghanistan est un musée de tribus, de races et de langues. C'est dû à sa géographie infranchissable. Chaque tradition est restée intacte du fait qu'elle est totalement isolée du monde.
Il est compréhensible que les habitants de ce pays ardu, qui n'ont que 7% de leurs terres à exploiter (lorsque la moitié n'est pas menacée par la sécheresse) en vienne à cultiver le pavot pour survivre. Dans des conditions normales, et si les prix n'augmentaient pas, toute la richesse du pavot n'apporterait qu'une miche de pain par habitant. Si telle était la redistribution, l'Afghanistan pourrait survivre sans développement. Mais tous les bénéfices vont aux mafieux et aux dirigeants successifs du régime afghan. La question qui se pose alors est: “ Comment survivent les Afghans? ”. Soit en travaillant sur les chantiers en Iran, soit en s'enrôlant dans la guerre, soit en s'inscrivant aux écoles coraniques des Talibans. D'après certaines statistiques, il y aurait plus de 2500 pensionnats accueillant entre 300 et 1000 élèves orphelins souffrant de malnutrition. Dans ces écoles tous ont droit chaque jour à un bout de pain et un bol de soupe; ils doivent lire le Coran et apprendre à prier pour rejoindre plus tard les forces Talibans. C'est le dernier espoir d'emploi.
De la bénédiction de cette géographie restent que l'émigration, le trafic et la guerre; et j'en viens à me demander comment le Front Uni du Nord, dirigé par Massoud, va résoudre les problèmes du peuple s'il est victorieux? Va-t-il continuer la guerre, cultiver le pavot ou prier pour la pluie? 
Un jour nous avons visité un camp près de Zabol en Iran. Là étaient retenus des immigrants en situation illégale. Nous avions peine à dire si c'était un camp ou une prison. Les Afghans qui avaient fui la famine, la sécheresse ou les attaques des talibans attendaient là d'être renvoyés chez eux. Jusque là cela semblait logique. Ils s'étaient mis en violation des lois sur l'immigration et allaient être expulsés. Mais ces gens là mouraient de faim. Étant dans ce camp à la recherche de figurants nous nous sommes adressés à la direction du camp. On apprit alors que les Afghans n'avaient pas été nourris depuis une semaine faute de budget suffisant. Ils n'avaient eu que de l'eau. Lorsque nous avons demandé l'autorisation de leur amener de la nourriture le chef du camp nous exprima sa gratitude et nous dit: “ Si seulement vous pouviez être là tous les jours ”. Nous avons amené de quoi nourrir 400 Afghans âgés de 1 mois à 80 ans. La plupart était des enfants évanouis dans les bras de leur mère. Pendant une heure nous avons distribué du pain et des fruits sans parvenir à cacher notre émotion. Les autorités du camp, mal à l'aise, expliquaient qu'il fallait un temps fou avant de voir un budget approuvé et cela sans parler du fait que le flot permanent des réfugiés affamés était impossible à gérer. Voilà l'histoire d'un peuple tourmenté par la nature, l'histoire, l'économie, la politique et les voisins indélicats.
Un poète afghan qui allait être déporté exprima par ces vers ses sentiments avant de partir:
Pieds nus je suis venu, pieds nus je repars
Le même étranger sans tirelire je repars
Et l'enfant qui n'avait pas de poupée repart
La malédiction de mon exil ce soir prendra fin
Et la table vide sera débarrassée enfin
J'ai franchi tous les horizons dans la souffrance
Moi qui n'ai été vu que dans l'errance
Tout ce que je ne possède pas, je le pose et repars
Pieds nus, je suis venu, pieds nus je repars.
 
 

Le marché mondial des stupéfiants à l'échelle de la production afghane
Tout système économique repose sur les principes de l'offre et de la demande. Le marché international des stupéfiants n'échappe pas à cette règle. Ce marché international des stupéfiants concerne des pays pauvres comme l'Inde, tout comme des pays riches les États-Unis, la Hollande etc. D'après un rapport publié par les Nations Unies en l'an 2000, vers la fin des années 90 le monde comptait près de 180 millions de consommateurs de produits stupéfiants. Cela équivaut à un quart de la population mondiale âgée de plus de 15 ans (et à mon avis c'est ce quart là qui représente le véritable marché de la toxicomanie). D'après ce même rapport 90% de l'opium illégal et 80% de l'héroïne est produit dans deux pays dont l'un est l'Afghanistan. Il est également indiqué que 50% de l'ensemble des produits stupéfiants mondial provient de l'Afghanistan. Vous pourriez vous dire que si ces 50 % représentent 500 millions de dollars, l'ensemble du marché ne représente que 1 milliard. Mais tel n'est pas le cas, pourquoi? Bien que l'Afghanistan gagne 500 millions de dollars par l'exportation des stupéfiants, le chiffre d'affaires réel en fin de distribution est de 80 milliards de dollars. Lors des nombreux transits d'un pays à un autre la marchandise valorise jusqu'à 160 fois du prix initial. Alors à qui reviennent ces 80 milliards?
Par exemple, l'héroïne arrive au Tadjikistan à un prix donné et repart au double de ce prix. Il en est ensuite de même en Ouzbékistan. Lorsque la drogue arrive à sa destination finale en Hollande elle coûte 160 à 200 fois plus cher. L'argent profite aux diverses organisations mafieuses qui sont souvent impliquées dans les systèmes politiques des pays de transit. Les caisses noires de nombreux pays d'Asie centrale proviennent de l'argent de la drogue. Comment serait-il possible que les trafiquants pieds nus de Kandehar soient les bénéficiaires de cette fortune? Comment pourrions-nous les considérer comme les principaux agents responsables du trafic de drogue?
Si la drogue ne présentait pas cette valeur ajoutée phénomènale, l'Iran par exemple, aurait pu proposer un commerce de 500 millions de dollars de blé afin d'inciter les Afghans à arrêter de planter le pavot. Mais les 79,5 milliards de dollars ont bien trop de valeur pour la mafia et ses alliés. Il serait hors de question d'oublier le pavot. Ironiquement, le producteur de pavot afghan n'est pas consommateur. L'usage de la drogue est illégal mais pas sa production. La justification religieuse est l'envoi de poison aux ennemis de l'Islam en Europe et aux États-Unis. Mais ceci est un raisonnement paradoxal et on peut voir clairement l'importance que peut jouer cette manne sur le budget de l'Afghanistan.
Le chiffre d'affaires mondial de la drogue s'estime à 400 milliards de dollars et les Afghans sont victimes de ce marché. Pourquoi la part de l'Afghanistan ne représente que 1/800ème alors qu'elle exporte la moitié de la production mondiale? Quelle que soit la réponse, ce marché a besoin d'un pays peu soucieux des lois de la civilisation moderne pour jouer les pépinières à pavots. S'il y avait des routes en Afghanistan, au lieu des pistes obscures; si la guerre cessait, que l'économie prospérait et que d'autres productions venaient remplacer le pavot, qu'adviendrait-il de ce marché de 400 milliards de dollars?
La dette extérieure de l'Afghanistan en 1986 se monte à plus de 30 milliards de dollars. Alors comment 500 millions de dollars annuels pourraient aider ce pays à se sortir de la crise. Donc cette dette elle-même implique la nécessité de la culture du pavot. Je pense qu'une partie du chiffre d'affaires de la drogue est utilisée au maintien de l'état de guerre perpétuelle afin que la production du pavot ne soit pas menacée. Si les 80 milliards de dollars du marché de la drogue afghane étaient investis dans une guerre “ constructive ”, l'Afghanistan pourrait aujourd'hui entrer dans une nouvelle ère de son histoire.
 
En octobre 2000, lors de mon retour de Herat, je rencontrai le Gouverneur de la province du Khorasan. Il m'expliquait que lorsque le prix de l'opium était de 50 dollars à Herat, cet opium se revendait 250 dollars à Mashad. Paradoxalement, lorsque la répression du trafic s'intensifie les prix chutent au lieu de flamber. Par exemple, l'opium à Mashad au lieu de passer à 500 dollars chutera à 75 dollars. Les raisons de ces prix sont la pauvreté extrême des Afghans. En particulier, suite à la récente sécheresse qui ne leur a rien laissé. Le mouton afghan qui coûtait 20 dollars, ne coûtait plus qu'un dollar à la frontière après la sécheresse. Mais comme les bêtes sont malades, elles ne trouvent pas preneur et l'entrée des moutons afghans est strictement contrôlée pour éviter le développement de l'épidémie sur le territoire iranien.
Le marché de la drogue attire beaucoup de gens. Il y a quelques mois lors d'un séjour en Afghanistan, j'ai entendu dire que chaque jour un avion chargé de drogue partait directement d'Afghanistan aux pays du Golfe Persique.
Un souvenir m'est revenu. En 1986, lors de mes recherches pour “ Le Cycliste ” je voyageai par la route de Mirjaveh à Quetta et Pishavar au Pakistan. Le voyage durait environ trois jours. Arrivant à Mirjhaveh je pris un bus multicolore. Un peu à l'identique que ceux que vous avez peut-être vus dans “ Le Cycliste ”. Le bus était plein de voyageurs étranges, décharnés, portant des turbans, de longues barbes et de longues tuniques. Au début j'ignorais que le toit du bus était chargé de drogue. Le bus se mit en marche et emprunta un parcours où nulle route n'était visible. Nous avancions dans un nuage de poussière et les roues du bus s'enfonçaient dans le sable. Nous arrivâmes à un grand portail surréaliste qui me rappela les toiles de Dali. Un portail qui ne séparait rien de rien et qui n'était connecté à rien. Il était érigé en plein milieu du désert tel un portail imaginaire. Le bus s'arrêta près du portail. Alors apparu un groupe de motards qui demandèrent au chauffeur de descendre. Ils discutèrent puis se mirent à compter ensemble des billets de banque sortis d'un sac porté par un motard. Deux des motards montèrent à bord du bus et l'un prit le volant. Son chauffeur et son aide prirent l'argent et partirent en moto. Le nouveau chauffeur nous annonça qu'il était désormais le nouveau propriétaire du bus et de son chargement. Nous réalisâmes alors que le bus et nous avec venions d'être vendus. Cette opération se répéta toutes les quelques heures, le bus, sa cargaison et ses voyageurs étaient passés ainsi de propriétaire en propriétaire. Nous comprîmes que chaque tronçon de notre parcours était sous le contrôle d'un groupe de trafiquants et qu'à chaque fois que le bus était revendu sa valeur augmentait. Les transactions commencèrent avec un sac d'argent puis deux et même trois sacs pleins vers la fin. Nous croisions des caravanes de chameaux chargées de mitrailleuses lourdes “ Dushka ”. Il aurait suffi d'éliminer notre bus et les mitrailleuses de ce cadre et l'on se serait cru plongé à une autre époque plus primitive de l'histoire. On arriva par la suite sur des places de marché où des munitions et des armes de tout genre étaient vendues comme des haricots et des pois chiches. Les munitions étaient pesées sur des balances et vendues au kilo. Comment le marché de la drogue international subsisterait-il si ce genre d'endroit n'existait pas?
Je m'étais rendu dans la province du Khorasan, sur la zone frontalière, en repérage de sites pour le film. Au coucher du soleil, les villages frontaliers étaient évacués par peur des trafiquants; les villageois se rendaient dans les villes avoisinantes et ils nous conseillèrent d'en faire de même. Les rumeurs d'insécurité étaient telles, que la nuit tombée, même les voitures ne s'aventuraient plus sur les routes. D'après les témoins, les convois des trafiquants étaient composés de 5 à 100 hommes âgés de 12 à 30 ans. Chaque membre du convoi porte un sac de drogue sur son dos et quelques uns portent des Kalashnikovs ou des lance roquettes pour assurer la sécurité. Si la drogue n'est pas transportée par voie aérienne, elle l'est par container; et si elle ne l'est pas par container, elle est transportée par les convois de mules humaines. Imaginez le nombre de pays par lesquels ces convois passent afin d'atteindre par exemple Amsterdam. Imaginez la peur et l'horreur suscitée chez les gens par chez qui passent ces convois, tout cela pour entretenir ce marché de 80 milliards de dollars.
Je demandai à un officiel à Taibad des informations statistiques sur le nombre de meurtres commis par les trafiquants. Les chiffres annonçaient 105 kidnappés ou tués sur deux ans. 80 des kidnappés avaient été libérés. M'intéressant aux chiffres j'en fis rapidement le calcul. Je conclue que près d'une personne par semaine était kidnappée ou tuée dans la région et 80 de ces kidnappés étaient libérés. Et cela suffisait à ce que les villageois désertent leur maison la nuit et que même certains décident de quitter la région. Alors comment s'attendre à ce que les Afghans, qui depuis vingt ans, comptent un tué toutes les cinq minutes, restent chez eux et qu'ils ne tentent pas d'émigrer vers notre pays? Comment peut-on imaginer qu'après les avoir expulsés l'insécurité ne les fera pas revenir?
Je demandai aux officiers basés sur les routes frontalières les raisons des enlèvements et des meurtres. Apparemment, les convois arrivant en Iran sont en affaire avec les villageois. Lorsqu'un trafiquant iranien ne paye pas en temps la marchandise qui lui a été livrée, lui ou un membre de sa famille est kidnappé jusqu'à ce qu'il paye. Là encore je vois bien que cette agressivité repose sur une raison économique.
Près de la frontière de Dojharoon, les officiers des douanes nous expliquèrent que la frontière est une zone d'insécurité depuis plus de 8 ans. Mais cela fait seulement 2 ans que la presse en parle. Si la presse en parle depuis 2 ans c'est grâce au vent d'ouverture et de liberté qui l'a touchée durant cette période. Sinon on en aurait jamais entendu parler.
 
 

L'émigration et ses conséquences
Le berger afghan ne voyageait que lors des transhumances saisonnières. Cela ne fait que deux décennies qu'il sort de ses frontières. C'est pour cette raison que chaque voyage, même bref, affecte profondément l'Afghan. Par exemple, Aman' Allah Khan et le groupe d'étudiants qui avec lui était allé étudier en Europe, devinrent les pionniers de la triste expérience de réforme moderniste afghane qui échoua. Les quelques officiers qui étaient allés en Union Soviétique, furent à l'origine par la suite de tentatives de coups d'État essayant d'instaurer le communisme. Cependant, les 30% d'émigrants afghans des récentes décennies, ne partent pas à des fins d'études. Les guerres et la pauvreté les ont forcés à émigrer, et maintenant leur grand nombre exaspère les pays d'accueil. L'émigration de 2 millions et demi vers l'Iran et de 3 millions d'Afghans vers le Pakistan suscite de graves inquiétudes pour les deux pays.
Lorsque je lançai, aux officiers chargés de déporter les Afghans, que ceux-ci sont nos invités, ils rétorquèrent que cette fête de vingt ans avait assez duré; et que si cela continuait ainsi dans les provinces du Khorasan et du Sistan Baluchistan, notre identité nationale pourrait y être menacée. Nous pourrions faire face à des crises plus graves telles que des demandes d'indépendance dans ces régions ou une augmentation très nette de l'insécurité sur les zones frontalières.
Contrairement au Pakistan qui a mis en place des écoles pour éduquer les Moujaheds islamistes afghans (Talibans), l'Iran n'a rien prévu pour leur éducation. Lors du tournage du “ Cycliste ”, je me rendai dans les zones de résidence afghane à la recherche d'acteurs. A l'époque, un officiel afghan m'expliquait qu'ils espéraient des universités iraniennes qu'elles ouvrent leurs portes aux jeunes Afghans de sorte que, lorsque les Soviétiques partiraient, ils aient quelques licenciés capables de tenir des postes ministériels. Sans cela, avec un groupe de guerriers, la guerre seule serait possible et non la gestion d'un pays. Plus tard, quelques Afghans furent acceptés dans les universités, mais aucun ne désire entrer en Afghanistan, à cause de l'insécurité et de la famine. L'un d'entre eux disait que le plus haut revenu en Afghanistan est plus bas que le revenu plus bas en Iran. A Herat j'appris que le salaire du maire de cette ville était de 15 dollars par mois en l'an 2000, c'est-à-dire cinquante cents par jour, soit 4000 rials iraniens. De par le grand nombre d'émigrants, le trafic humain est devenu une nouvelle source de revenus pour les trafiquants iraniens. Les familles d'immigrés afghans qui arrivent aux frontières doivent parcourir une longue route avant d'atteindre Téhéran. Et étant donné que les probabilités de se faire arrêter à Zabol, Zahedan, et Kerman ou tout autre ville sont très élevées, ils mettent leur destin aux mains de passeurs en fourgonnette. Ces passeurs font payer aux réfugiés 1 million de rials par tête ou plus pour les mener à Téhéran. Et comme dans 99% des cas la famille afghane n'a pas une telle somme, une ou deux fillettes de 13-14 ans sont gardées en otage et le reste de la famille est acheminé par les petites routes peu fréquentées. Les fillettes sont retenues jusqu'à ce que la famille trouve un travail ou rembourse les sommes. Dans la plupart des cas l'argent n'est jamais payé. Une famille de 10 personnes, ayant une dette de 10 millions de rial doit en plus payer des intérêts sur cette somme, passé trois mois. Par conséquent, un nombre incalculable de fillettes sont retenues en otage en bordure des frontières et deviennent des propriétés privées des trafiquants. Un officiel d'une région frontalière m'a discrètement confié que ce nombre de filles retenues en otage dans une ville de cette région est estimé à environ 24000 personnes. L'un de mes amis qui faisait construire une maison à Téhéran me parlait de ses ouvriers afghans. Il avait remarqué que des hommes iraniens passaient de temps en temps sur le chantier et repartaient avec pratiquement tout l'argent des ouvriers. Lorsqu'ils furent interrogés les Afghans expliquèrent qu'ils avaient eu recours au service de ces passeurs, et que n 'ayant pu les payer lors du passage, ils le faisaient maintenant. Le reste de leur argent, ils l'économisaient pour le ramener à leur famille lorsqu'ils seraient expulsés.
La situation des Afghans qui émigrent au Pakistan est un peu différente. Ceux qui émigrent en Iran sont en majorité Hazarehs. Ces Afghans sont chiites et parlent persan. Leur religion et langue commune les poussent à venir en Iran. Leur malchance réside dans leurs caractéristiques physiques. Leurs traits proches des Mongols les distinguent totalement des Iraniens. Le pashtoon qui va au Pakistan s'intègre aux Pakistanais grâce à la langue, la religion, et les caractéristiques ethniques communes. Bien que les Hazarehs chiites considèrent le Pakistan plus libéral, même pour eux, ils se résignent à vivre en Iran car l'emploi y est plus attrayant. Cela signifie que le pain prime sur la liberté. Il faut avant tout se nourrir et ensuite se mettre en quête de liberté. Est-ce que les Iraniens qui aujourd'hui sont en quête de liberté n'ont jamais connu la faim? En conséquence du chômage, l'Afghan pashtoon sunnite qui émigre au Pakistan se retrouve très vite dans un pensionnat théologique qui lui assurera gîte et couvert. En fait, contrairement à l'Iran qui n'a jamais géré le problème des réfugiés afghans de façon organisée, le Pakistan a soutenu, organisé et mis en contribution le gouvernement Taliban pour de nombreuses raisons. La première de ces raisons est la “ ligne Durand ”. 
Avant l'indépendance pakistanaise, l'Afghanistan avait des frontières communes avec l'Inde. De sérieux différends existaient entre l'Afghanistan et l'Inde concernant la région du Pashtoonestan. Les Anglais tracèrent la ligne Durand qui partagea la région entre les deux pays à la condition expresse que l'Inde rendrait après 100 ans le contrôle du Pashtoonestan indien aux Afghans. Plus tard, lorsque le Pakistan déclara son indépendance, le Pashtoonestan indien composa la moitié du territoire pakistanais. Il y a environ 6 ans, arrivait à terme l'échéance de la ligne Durand et le Pashtoonestan devait être remis aux Afghans. Mais comment le Pakistan, qui a encore des revendications sur la région du Cachemire indien, accepterait de céder la moitié de son territoire à l'Afghanistan? La meilleure solution était d'éduquer les Moujaheds afghans affamés afin de contrôler l'Afghanistan. Les Talibans entraînés par les Pakistanais, n'iraient naturellement pas revendiquer ces terres à leurs bienfaiteurs. Il n'est pas étonnant de voir que l'apparition des Talibans coïncide avec l'approche de l'échéance centenaire. De loin, les Talibans semblent être de dangereux et irrationnels fondamentalistes. Lorsqu'on s'y intéresse de plus près, on voit des orphelins pashtoons affamés. Leurs occupations sont celles d'étudiants en théologie et leurs motivations pour ces études, la faim. Lorsqu'on passe outre les apparences des Talibans, on voit l'intérêt politique national du Pakistan. Le fondamentaliste permit au Pakistan de prendre son indépendance de l'Inde démocratique de Gandhi; cela même permet la survie et l'expansion du Pakistan aux dépens des intérêts afghans. Le poids du Pakistan sur l'échiquier international, avant la chute de l'Union Soviétique, était basé sur le fait que ce pays était le principal bastion de défense de l'Ouest contre l'Est communiste. Avec l'effondrement de l'Union Soviétique, tout comme le guerrier afghan héroïque perdit de son panache aux yeux des médias des pays de l'Ouest, le Pakistan perdit aussi de son importance stratégique et dut faire face à la crise de l'emploi.
D'après les règles de sociologie, chaque organisation achète ou vend quelque chose. Ayant cette définition à l'esprit, les armées vendent leur service militaire à leur propre nation ou aux autres nations et gouvernements. Qu'était l'occupation nationale du Pakistan dans le monde aux yeux de l'Ouest? Il jouait le rôle d'une armée orientale en apparence, étant possédé d'une conviction intrinsèque occidentale et vendant des services militaires aux États-Unis. Avec l'effondrement de l'URSS, la demande des Occidentaux pour les services militaires diminua également. Sur quel marché est-ce que le Pakistan devait livrer ses services militaires afin de maintenir cette occupation nationale vitale? Pour ce faire, le Pakistan créa les Talibans; afin d'avoir secrètement le contrôle de l'Afghanistan et d'empêcher les Afghans de réclamer la restitution du Pashtoonestan. Le fait de dire que la crise pakistanaise trouve ses racines dans la crise de l'emploi, repose sur le raisonnement précédent. Si en tant que réalisateur je ne pouvais exercer dans ma patrie, j'irai ailleurs pour continuer mon activité. Les armées fonctionnent pareillement. Pour tout effort de guerre important une part énorme des réserves en énergie d'une nation sont catalysées dans la création d'organisations militaires qui procurent des “ services militaires ”. Dès que la guerre prend fin, ces organisations se mettent à la recherche de nouveaux marchés afin de maintenir leurs “ services ”. S'ils ne trouvent pas de marché, ils se désespèrent, et soit formant des coups d'État, soit se changent en organisations économiques. Nous trouvons des exemples de ce type dans certains pays où les forces militaires furent mises à contribution dans la régulation de la circulation, dans l'aide à l'agriculture ou le développement des réseaux routiers.
Dans le monde, de temps en temps, des guerres sont fomentées afin de créer une demande de matériel militaire et d'étoffer les carnets de commande des gouvernements. Mais revenons au sujet de l'émigration. Contrairement à l'Iran, le Pakistan a réalisé les réfugiés afghans en tant qu'étudiants politico-religieux et créa l'armée Taliban.
Avant l'invasion soviétique, un Afghan était un éleveur. Avec l'attaque soviétique, chaque Afghan devint un Moujahed défendant sa vallée. Des organisations et des partis furent créés. Mais avec le retrait des Soviétiques, les Afghans ne vaquèrent pas à leurs occupations passées. Cette nouvelle occupation semblait plus prospère et attrayante. Chaque secte ou faction se mit à combattre l'autre. Six pays frontaliers, les États-Unis et deux pays de l'ancienne URSS recrutèrent leurs mercenaires parmi les groupuscules militaires et créèrent un nombre considérable d'emplois. La guerre civile s'intensifia tant, qu'en deux ans, les dégâts furent plus importants que ceux causés par la guerre contre les Soviétiques. Le peuple en avait assez de la guerre civile, et lorsque le Pakistan envoya l'armée des Talibans brandissant le drapeau blanc et proclamant le dépôt des armes et la paix, il les accueillit à bras ouverts. Rapidement, les Talibans contrôlaient tout l'Afghanistan. Ce n'est qu'ensuite que la main-mise Pakistanaise fut découverte.
Les Talibans ont toujours été critiqués pour leur fondamentalisme, qui est leur façade, mais rien n'a été dit sur le comment de leur création. Alors que le poète Herati qui était “ venu pieds nus et pieds nus était reparti ” l'orphelin qui avait marché jusqu'à Peshavar au Pakistan, revenait conquérir l'Afghanistan au volant d'une Toyota offerte par les pays arabes. Comment le Pakistan qui avait du mal à subvenir aux besoins de son peuple, pouvait-il se permettre de nourrir, entraîner et équiper les Talibans? Avec l'aide des pays arabes, tels que l'Arabie Saoudite ou les Émirats Arabes Unis qui cherchaient un contrepoids à la puissance religieuse qu'était l'Iran (comme lors des tensions créées à la Mecque par les ennemis de l'Iran). L'Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis sentirent leurs intérêts de développement modernistes menacés à un moment par les slogans “ Retour à l'Islam ”; ils pensèrent que si il devait y avoir un retour à l'Islam, pourquoi ça ne serait pas un retour à un Islam régressif comme celui des Talibans. Si la course est au retour à l'Islam, et le gagnant est celui qui régresse le plus, pourquoi ne pas revenir à la plus primitive forme de l'Islam, c'est-à-dire le Talibanisme! 
De nos jours l'émigration est une donnée quantifiable dans les planifications culturelles, économiques et politiques. Par exemple, les Turcs ont émigré en Allemagne et s'exercèrent dans les domaines professionnels refusés par les Allemands. Contrairement aux Allemands dont la croissance démographique est faible, les Turcs ont une forte croissance démographique, et il est prévu que d'ici quelques décennies ils représentent la majorité de la population de l'Allemagne. De sorte que l'Allemagne aura bientôt une identité turque, et en considérant des élections nous pourrions imaginer un chancelier d'origine turque d'ici une trentaine d'années. Cela veut dire que la nécessité d'avoir des ouvriers turcs va progressivement changer l'identité nationale allemande. Ceci est l'ironie de l'histoire.
Le même concept s'applique à l'émigration des Asiatiques et des Africains aux États-Unis. Au début les émigrants européens créèrent l'identité nationale américaine. Les Asiatiques et Africains cependant ont émigré aux États-Unis ces derniers temps à cause des révolutions ou dans le cadre du phénomène de la fuite des capitaux ou de la fuite des “ cerveaux ”. Ceux-ci contrairement aux Américains d'origine émigrante européenne, ont un taux de reproduction élevée, et progressivement, vont changer l'identité de type européen en une identité asiatico-africaine. Et alors nous pourrons prévoir des conflits entre les civilisations européennes et les civilisations asiatico-africaines des États-Unis. Si la société américaine a accueilli le paradigme du “ dialogue des civilisations ” c'est en raison des inquiétudes sur de futures distensions raciales. Contrairement à ce que les Iraniens ont cru, ce n'est pas une tentative d'échanges culturels, mais plutôt une réflexion sur un problème culturel américano-américain. 
Pourquoi donc, l'intellect iranien qui parvient à trouver des solutions stratégiques aux problèmes d'autres continents, n'arrive pas à trouver un moyen d'utiliser l'émigration afghane à son avantage? La raison est que contrairement aux Pakistanais qui voient en Afghanistan une opportunité, les Iraniens y voient une menace. Les Iraniens ont toujours considéré les Afghans comme des trafiquants et des fondamentalistes. Quand a-t-on vu des investisseurs iraniens considérer le grand nombre d'ouvriers affamés afghans telle une manne profitable, qui permettraient un investissement sur l'Afghanistan? Des investissements qui trouveraient leur marché en Afghanistan et dont les excédents pourraient éventuellement être exportés. Les Afghans jouent de malchance avec leur situation géographique montagneuse, et dans leurs relations diplomatiques avec leurs voisins. 
Il y a des années une grande question se posait sur Franco, le dictateur espagnol. Alors que tous les pays voisins de l'Espagne étaient des démocraties, l'Espagne franquiste continuait à être une dictature. Plus tard, nous constatâmes que le voisinage n'était pas sans influence, et que l'Espagne à son tour est devenue une démocratie; et elle est aujourd'hui un membre influent de l'Union Européenne. De cela on peut conclure qu'au voisinage de meilleur que soi on peut s'améliorer soi-même. On peut se poser la même question sur l'Afghanistan aujourd'hui.
L'Afghanistan est coincé entre des voisins qui le considèrent comme une menace et d'autres qui y trouvent une opportunité pour résoudre leurs crises politico-militaires. Si l'Afghanistan avait plus de démocraties à ses frontières qui verraient en lui une opportunité culturelle et économique, il se porterait mieux aujourd'hui. L'Espagne franquiste, grâce à son voisinage démocratique, se vit transformer en démocratie. L'Afghanistan du novateur Aman' Allah Khan, en raison de ses voisins peu coopératifs, s'est changé en Afghanistan des Talibans d'aujourd'hui. Ce n'est pas pour rien qu'existe ce proverbe arabe qui dit: “ D'abord les voisins, ensuite la maison ”. 
 

 

Qui sont les Talibans
D'après les sociologues, le peuple veut de son gouvernement avant tout la sécurité. Le confort, le développement et la liberté ne viennent qu'après. Après le retour des troupes soviétiques, l'intense guerre civile qui éclata créa un climat d'insécurité partout dans le pays et le souhait premier du peuple, qui est la sécurité, disparut. Chaque faction tenta d'assurer sa sécurité dans d'interminables conflits, et dans un esprit de concurrence ils s'enfoncèrent dans la violence. Le but premier, qui était de réinstaurer un climat de sécurité dans le pays, leur échappa. Telle était l'ironie du sort de l'Afghanistan. Chacun tentait de prendre les armes pour combattre l'insécurité et les armes les y enfonçaient plus encore. 
Le Pakistan envoya les Talibans. Ceux-ci arborant des drapeaux blancs appelèrent à déposer les armes et se dirent les garants de la paix; et le drapeau blanc suffit à convaincre le peuple assoiffé de sécurité. Les autres factions échouèrent car elles ne réussirent qu'à amener guerre et insécurité.
Lorsque j'étais à Herat, (alors que les habitants de Herat parlent Farsi et les Talibans Pashtoons), je demandai dans un magasin ce qu'ils pensaient des Talibans. Ils m'expliquèrent qu'avant les Talibans, pas un jour ne passa sans qu'ils soient pillés. A chaque heure, un homme affamé armé entrait et vidait le magasin. Même ceux qui étaient opposés aux Talibans appréciaient le climat de sécurité que ceux-ci ont su apporter. Ce climat de sécurité a été instauré pour deux raisons. Premièrement, grâce au désarmement, et deuxièmement, grâce à un système de répression sévère qui préconise que l'on coupe la main d'un voleur. Ce système punitif est si sévère, intolérable et rapide, que si l'on mettait une miche de pain dans la rue où gisaient les 20000 Afghans mourant de faim, nul ne se serait risqué à y toucher. 
Je rencontrai des chauffeurs de camions qui me racontaient que pendant deux ans ils avaient circulé dans l'Afghanistan sans jamais fermer leur camion à clef, et rien ne leur avait jamais été volé. Les Afghans voulaient que leurs biens, tant matériels que physiques que vitaux soient protégés. On entendit ici et là des histoires qui racontaient qu'avant les Talibans personne n'était à l'abri d'être assassiné ou violé par d'autres factions ou groupes. Le désarmement et les lapidations ont réduit ce genre de crime. Alors nous avons là un peuple de 20 millions d'affamés dont 30% a émigré, 10% est décédé et les 60% restants meurent de faim et cela surtout depuis la récente sécheresse. Les Nations Unies annoncent qu'un million d'Afghans vont mourir de faim durant les mois prochains. Aujourd'hui lorsque l'on va en Afghanistan on voit des gens effondrés un peu partout mourant de faim. Étant donné qu'ils n'ont plus la force de se lever sur leurs jambes, plus d'armes à brandir pour attaquer qui que ce soit, et qu'ils sont terrorisés par le système punitif en vigueur, il ne leur reste plus qu'à attendre et mourir. Mourir dans l'indifférence la plus totale d'un monde qui est loin de celui de Saadi où “ tous les êtres humains sont les membres d'un même corps ”. Le seul être dont le coeur n'était pas encore de pierre était le bouddha de Bamian, qui dans sa grandeur, affligé par cette tragédie, s'est effondré. Ce bouddha ascète et calme s'est senti honteux face à ce peuple réclamant du pain, et est tombé. Le bouddha s'est effondré pour que le monde apprenne la maladie, l'ignorance, l'oppression et la mort dans laquelle vit le peuple afghan; mais le monde ne vit que la destruction de la statue. Un proverbe chinois dit: “ tu pointes vers la lune et l'ignorant regardera ton doigt.’’ Personne ne vit cette nation mourante vers laquelle pointait le bouddha. Sommes-nous supposés contempler les médias et tous les outils de communication ou ce qu'ils véhiculent? De l'ignorance des Talibans et de leur fondamentalisme, et de l'ignorance de la planète face au destin macabre d'une nation telle l'Afghanistan, laquelle est la plus profonde? 
Afin de pouvoir filmer des Afghans affamés, j'appelai le docteur Kamal Hussein, le représentant bengali des Nations Unies. Je lui dis que je voulais obtenir la permission d'aller au Nord de l'Afghanistan (contrôlé par Ahmad Shah Massoud) et à Kandehar (contrôlé par les Talibans). Il a été convenu que seul un petit groupe serait autorisé, et finalement seuls mon fils et moi-même furent accrédités à voyager, avec seulement une petite caméra vidéo. Nous devions aller à Islamabad et de là prendre un petit avion des Nations Unies qui ne voyageait qu'une fois par semaine au Nord et une fois par semaine au Sud. Cela a pris deux semaines avant que l'on nous appelle des Nations Unies afin de voir quand nous désirions partir. Nous annonçâmes que nous étions prêts mais on nous expliqua que cela prendrait environ un mois, et “ étant donné qu'il fera plus froid dans un mois et que plus de personnes mourront, cela rendra votre film plus intéressant ”. Ils nous proposèrent le mois de février. Je demandai “plus intéressant?” et on me répondit que peut-être cela aurait-il enfin un effet sur la conscience collective mondiale. Je n'ai pas su quoi répondre, je restai silencieux un moment. Je demandai si finalement il serait possible de voyager au Nord et au Sud. On me répondit que les Talibans n'avaient pas approuvé notre présence au Sud et qu'ils n'appréciaient pas les journalistes. Je promis que je ne filmerai que ceux qui meurent de faim et ils répondirent que les Talibans refusaient. J'expliquai qu'afin de retourner au Pakistan il me faudrait une nouvelle invitation des Nations Unies. Je reçus un fax me demandant de m'adresser directement à l'Ambassade du Pakistan à Téhéran. Cela me rendit heureux car j'avais déjà obtenu de cette Ambassade un visa pour ramener les costumes utilisés dans “ Kandehar ” de Peshavar. Je me rendis à l'Ambassade du Pakistan. En arrivant je ne fus pas accueilli chaleureusement. Un moment plus tard je fus appelé. Une dame très respectable et un monsieur me firent entrer dans un bureau. Sur les vingt minutes que je passai avec eux, ils en passèrent quinze à me parler de ma fille Samira et de son succès international dans le milieu du cinéma. Ils évitèrent le sujet principal et me demandèrent pourquoi j'avais fait demander mon visa au travers des Nations Unies et m'expliquèrent qu'il aurait été préférable que je m'adresse directement à eux. De plus, ils ne désiraient pas aider un film qui donnerait une mauvaise image des Talibans. Ils auraient préféré que j'aille au Pakistan et non en Afghanistan. Je pensai alors être à l'Ambassade des Talibans et non du Pakistan. Je leur demandai s'ils avaient vu “ Le Cycliste ” et leur expliquai qu'il avait été tourné en partie à Peschavar; l'objet de mon film ne serait pas politique, mes intentions étaient humanitaires et je tenai à aider les Afghans particulièrement sur le problème de la famine. Je leur expliquai que mon film traiterait de la crise de l'emploi et de la faim. Ils me rétorquèrent qu'il y avait 2 millions et demi d'Afghans en Iran et que je n'avais qu'à les filmer. Sur ce, ils mirent un terme à la conversation, gardèrent mon passeport et m'invitèrent poliment à partir. Lorsque je sortis de l'Ambassade du Pakistan en Iran tout ce que j'avais lu et entendu sur les rapports du Pakistan et des Talibans me revint à l'esprit. Quelques jours plus tard, je reçus mon passeport avec une note expliquant que si je devais me rendre au Pakistan en tant que touriste le visa serait issu mais pas pour filmer ou aller en Afghanistan. 
Je me souviens d'une école Taliban à Peshavar où je fus mis à la porte dès que mon identité iranienne fut connue. Je me souviens aussi d'un jour à Peshavar où je fus arrêté et menotté pour le tournage de “ Le Cycliste ”. Je ne sais pourquoi à chaque fois que je tente de faire un film sur l'Afghanistan je finis au Pakistan ! Les gens me disaient de faire attention. Il y avait toujours la menace d'un kidnapping ou d'un attentat aux frontières. Les Talibans étaient réputés pour assassiner les opposants présumés, même sur la route de Zahedan à Zabol. J'expliquai que mon but était humanitaire et non politique. Un jour, nous venions de finir le tournage d'une séquence près de la frontière, et alors que je me promenais je rencontrais un groupe qui était venu soit me tuer, soit me kidnapper. Ils me demandèrent si je connaissais Makhmalbaf. Je portais une longue et fine barbe et des vêtements afghans. Un chapeau massoudi couvert d'un châle qui me masquait en partie le visage, me donnèrent l'air afghan. Je les envoyais sur une fausse piste et m'enfuyais à l'opposé. Ne sachant pas s'ils avaient été envoyés par une faction politique ou par une bande de trafiquants pour m'extorquer de l'argent. 
Je désire revenir sur le sujet de la sécurité. Les Talibans sous l'auspice du désarmement public, de la mise en place de systèmes punitifs, telles que les amputations des voleurs et les lapidations d'adultères et de l'exécution de leurs opposants, ont donné une apparence semblante de sécurité. Lorsque l'on écoute la radio “ Shariat ” (la voix des Talibans) qui ne diffuse que deux heures par jour, même s'il y a des combats quelque part ils n'en parlent pas, juste pour entretenir un sens de sécurité nationale. Ils diront par exemple que les gens de Tahar sont allés accueillir les Talibans, et vous pouvez en conclure que la nuit précédent les Talibans ont attaqué et conquis la ville de Tahar. Le reste du programme est consacré aux nouvelles de la prière du Vendredi, de l'amputation d'un voleur à Bamian, de la lapidation d'un adultère à Kandehar ou de la punition d'un coiffeur ayant osé coiffer des adolescents à la mode des Occidentaux infidèles. Quoiqu'il en soit avec toute l'énumération des châtiments et la propagande constante le sens de la sécurité culturelle s'est installé en Afghanistan, ce qui diffère du sentiment d'insécurité de la période pré Taliban. 
Cependant, l'Afghanistan n'a pas la base économique solide qui permettrait aux Talibans d'assurer une vie confortable à ses compatriotes. Mais les Talibans sont les seuls capables de maintenir la sécurité dans le pays. Ceux qui combattent les Talibans menacent cette sécurité, et ceux qui les soutiennent sont partisans de voir l'Afghanistan gouverné par des Afghans. Quel que soit celui qui gouvernera, il devra avant tout instaurer la sécurité; et la guerre de quelque type que ce soit, ramènera cette insécurité. Le gouvernement qui suivra devra à nouveau tenter de réinstaurer la sécurité présente aujourd'hui. Étant donné que l'Afghanistan est de culture tribale, l'arrivée d'un nouveau dirigeant est une menace en soi. Il vaut donc mieux accepter officiellement celui qui dirigera l'Afghanistan, afin qu'il puisse agir efficacement dans sa lutte contre la faim, et puisse entamer la deuxième phase du développement de son pays. 
Certains pensent que critiquer les Talibans sur les aspects de liberté est non fondé; car le peuple vivant dans la faim et l'insécurité est en quête de nourriture et de sécurité, plutôt que de liberté et de développement. Dans l'absolu à la question: “ qui sont les Talibans? ” il faut répondre : au niveau politique, les Talibans sont un gouvernement instauré par le Pakistan. Individuellement, ce sont des affamés éduqués dans les écoles de conditionnement des Moujaheds au Pakistan où ils ont trouvé refuge pour fuir la famine. Plus tard, ils ont été envoyés en Afghanistan pour avoir une activité politico-militaire, les Talibans en tant que groupe politique sont à l'origine du développement du fondamentalisme dans la région. Toujours en tant que groupe politique ce sont les mêmes pashtoons expérimentés qui gouvernent depuis Ahmad Ebdali à ce jour. Et aujourd'hui, après une période d'anarchie nationale, ils ont repris les rênes de leur pouvoir de 250 ans. Ils prétendent que durant les 250 dernières années, à part neuf mois de régime tadjik et les deux ans du gouvernement du tadjik Rabani, les pashtoons ont toujours gouverné et l'Afghanistan a besoin de leur expérience du pouvoir.
Personnellement je ne comprends pas très bien ces raisonnements. Mon travail est de faire des films. Et si je me suis mêlé de ces problèmes c'est afin de pouvoir préparer un scénario plus précis. Mais plus j'avance et plus je réalise la complexité du contexte. Je m'enquiers “ les États-Unis peuvent décider de libérer en trois jours le Koweit; pourquoi avec leurs discours de soi-disant modernisme, ne font-ils rien pour sauver 10 millions de femmes afghanes privées d'éducation, privées de statut social et prisonnières de leur burgha? ! Pourquoi n'empêchent-ils pas cette régression primitive actuelle? ! N'en n'ont-ils pas le pouvoir ou l'envie? ”. J'ai déjà trouvé la réponse moi-même. L'Afghanistan ne possède pas une ressource tel le pétrole et ses bénéfices afin de prendre en charge les frais de cette armée de libération. Mais j'entends également une autre réponse. Si les États-Unis tolèrent pendant quelques années encore les Talibans, l'image odieuse qui sera diffusée de cette idéologie orientale dans le monde, immunisera tout le monde, tout comme l'Afghanistan a été immunisé contre le modernisme. Si l'interprétation révolutionnaire et réformatrice de l'Islam est associée à l'image de régression des Talibans, alors le monde sera à jamais vacciné contre la progression de l'Islam. Certains verront dans ce raisonnement un cliché usé. Alors soit, passons... 

 

 

Qui est Mullah Omar 
Dans mon interminable voyage vers Kandehar j'entends partout parler de Mullah Omar. Son titre est Amir al' Mo' Menin (commandeur des fidèles). Certains des politiciens iraniens disent qu'il est une invention censé porter atteinte à l'hégémonie du gouvernement iranien. Mais personne ne sait rien de l'expérience personnelle de Mullah Omar. Certains disent qu'il aurait environ 40 ans et qu'il est borgne. Mais il n'existe nulle photo de lui qui réfute ou confirme ces dires. Comment un peuple accepte en une nuit un borgne à la tête de son État? Alors même que personne ne l'a jamais vu. Je suis tenté de faire un film sur Mullah Omar. Mais en raison de l'aspect politique que prendrai le film je change d'avis. Mais ma curiosité n'est pas satisfaite. Si le Pakistan est parvenu à préparer un scénario précis, pour le peuple afghan dévasté par la guerre, sous le titre du désarmement, par quelle analyse ont-ils planifié l'avènement au pouvoir d'un leader appelé Mullah Omar qui n'a aucun antécédent? Quelqu'un qui n'est personne et qui n'a jamais été vu par qui que ce soit, devient le dirigeant d'un pays où chaque tribu a son propre dirigeant. Peut-être que le secret repose en cela. Si quelqu'un de connu était présenté pour diriger l'Afghanistan, alors chacun aurait une excuse pour s'opposer à lui. 
Quelqu'un me raconte une blague: “ Une maison de thé accueillait régulièrement des clients afghans. Il y avait une télévision dans l'établissement équipée d'essuie-glace. Chaque fois que le propriétaire le voulait, il mouillait l'écran et nettoyait les taches. On lui demanda le pourquoi d'un tel dispositif, et il expliqua que chaque fois qu'une émission était diffusée sur les Moujahedins à la frontière, les opposants habitués à chiquer, crachaient sur l'écran et le tachaient. Rapidement l'écran était inutilisable d'où l'installation d'essuie-glace ”.
Lorsque l'image des dirigeants afghans est si critiquée et controversée, le meilleur moyen de maintenir un dirigeant est d'en créer un qui n'ait pas d'image et qui ne puisse être critiqué pour son passé; et l'on libère ainsi les télévisions de la frontière de leurs essuie-glace !
Si je ne me sentais pas honteux, de la honte exprimée par le bouddha, j'aurais intitulé cet article: “ Afghanistan, pays sans image ”.
Chaque personne que j'interroge sur Mullah Omar me dit qu'il est un envoyé de Dieu sur terre, qui en remplacement des lois humaines et de la constitution du pays a imposé le Coran. Il est très pieux comme le sont ses fidèles. Ses revenus sont aussi ridicules que ceux du gouverneur de Herat qui touchait 15 dollars et il vit comme les autres pauvres mourant de faim sur les trottoirs des rues de Herat. 
Je réalise que l'image de cet homme sans image est complète et attrayante car en Orient personne n'attend de son dirigeant qu'il soit spécialisé, qu'il se tienne à jour, ou qu'il possède une opinion nationale et universelle. Si le dirigeant est assez ordinaire, cela suffit à satisfaire le peuple. Un Afghan dit un jour, que si il souffrait de faim, il était heureux de savoir que Mullah Omar jeûnait lui aussi, et qu'il se ressemblait en cela. Et il rendit grâce à Dieu pour un tel dirigeant. 
A Herat je m'entretiens avec un étudiant en médecine. Il hésite à être vu me parlant. Je lui demande s'il sait combien d'étudiants il y a dans les universités afghanes. Il me répond tout en marchant et en regardant devant lui “ 1000 ”. Je lui demande dans quelle discipline et il me répond “ ingénierie et médecine ”. Je lui demande sa discipline et il rétorque “ médecine théorique ”. Je lui demande ce que cela signifie, et il explique que Mullah Omar pense que la dissection humaine est un péché. Je lui demande s'il l'a déjà vu. Il répond non et s'en va.
Parmi les réfugiés de langue pashtoon, j'en trouve quelques uns qui bien que n'ayant jamais rencontré Mullah Omar connaissent des gens qui l'auraient vu. J'ai même rencontré des politiciens iraniens qui pensent que Mullah Omar existe et qu'il serait même très beau. Un groupe d'Afghans, qui dormaient en Iran la nuit et vendaient des dattes en Afghanistan le jour, semblaient fascinés par Mullah Omar. Ils me dirent que Mullah Omar était un prêtre ordinaire qui rêva du Prophète Mahomet une nuit. Le Prophète le chargea de sauver l'Afghanistan. Et comme Dieu était à ses côtés il conquit l'Afghanistan en un mois. 

 

 

Le role des ONG en Afghanistan
Il semblerait que prés de cent quatre vingt organisations humanitaires internationales sont actives en Afghanistan. A Herat, plus je cherchais moins je trouvais. Je me rendis à la Croix Rouge où même mes questions non politique furent évitées. j ‘appris enfin que leur rôle se cantonnait à plusieurs tâches. Premièrement, distribuer du pain parmis les affamés. Deuxièmement, dèmarcher pour la libèration ou l’échange des prisonniers du nord au sud et troisièmement, fabriquer des prothèses de bras et de jambes pour les victimes des mines. Mais en dehors du rôle insignifiant des organisations internationales, je fût fasciné par les jeunes gens venus avec les équipes de la Croix Rouge. Je rencontrais une jeune femme de 19 ans qui m’expliquait qu’elle était venu afin de se sentir utile. Elle fabriquait des prothèses de jambes. Elle m’expliquait que jamais en Angleterre elle ne trouverait un travail aussi gratifiant. Depuis son arrivée quelques cent personnes avait pû marcher à nouveau grace aux prothèses qu’elle avait fabriquée. 
J’ai le sentiment que le rôle des ONG est de tenter de soigner au mieux les plaies béantes de ce pays avec les faibles moyens que sont les leurs, et rien de plus. Le Docteur Kamal Hossein des Nations Unies ne m’a plus rappelé, probablemement embarassé par l’histoire des visas au Pakistan. Je me souviens des mots qu’il avait eût ce jour où il été arrivé dans mon bureau me proposant ironiquement de devenir mon assistant. Même maintenant, alors que j’ai fini mon film « Kandehar », ma profession m’apparaît comme vaine. Je ne pense pas que la petite étincelle générée par un reportage ou un film, puisse déclencher quoi que ce soit dans le profond océan de l’ignorance humaine. Je ne pense pas qu’un pays dont la population sera estropiée dans les cinquantes ans à venir par les mines anti personelle puisse être sauvé par une jeune femme anglaise de dix neuf ans. Pourquoi a-t-elle choisi de venir en Afghanistan? Pourquoi le Docteur Kamal Hossein aussi déséspéré qu’il soit continu-t-il a faire ses rapports aux Nations-Unies? Pourquoi ai-je fait ce film ou écrit cet article? Je ne le sait pas, mais comme l’a dit Pascal: « Le cœur a ses raisons que l’esprit ignore ».
 
 

La femme afghane, la femme la plus emprisonnée au Monde
La société afghane est une société masculine. En fait, les droits des dix millions de femmes afghanes qui composent la moitié de la population, sont inférieures aux droits de la plus petite et plus inconnue des tribus afghanes. Cette situation est la même dans toutes les tribus. La femme afghane n’a pas le droit de vote et cela même chez les tadjiks. Avec l’arrivée des Talibans, les écoles de filles furent fermées et pendant longtemps les femmes n’avaient pas le droit de circuler dans les rues. Plus tragique encore, même avant l’arrivée des Talibans, seule une femme sur vingt savait lire et écrire. Les statistiques nous indiquent que la culture afghane avait privée 95% de la population féminine d’éducation, les Talibans en ont privés les 5% restant. Alors pourquoi ne pas se demander si la culture afghane est réellement changée par les Talibans ou si c’est cette culture qui est à la source de leur façon d’être?
Lorsque j’étais en Afghanistan, Je vis des femmes sortir leurs mains de sous leur burg has afin de se faire vernir les ongles par des petits mendiants. Longtemps, je me demandais pourquoi elles ne se les vernissaient pas elles-mêmes chez elles? Je compris que c’était le moyen le moins cher de le faire. Le vernis à ongle coûtant très cher à l’achat. Je me dis que cela était un bon signe et que les femmes malgré leurs burg has aiment encore vivre et malgré la pauvreté, aiment à se soucier de leur beauté. Mais je conclus également qu’il était totalement injuste que les femmes soient emprisonnées dans un environnement et un costume et que l’on puisse se satisfaire du fait qu’elles se maquillent tout de même de temps à autres.
La femme afghane doit perpétuellement s’entretenir afin de ne pas être oubliée au profit de ses rivales féminines. La Polygamie étant chose courante, de nombreux foyers sont en fait des harems. Les dotes sont si élevées que le mariage s’identifie plus à l’achat d’une femme qu’autre chose. Lors du tournage, je vis un vieil homme de 80 ans donner en mariage sa fille de dix ans. Avec la dote qu’il avait reçu du mariage de sa fille, il pensait lui-même aller épouser une fillette de 10 ans à son tour. Un capital limité passe ainsi de main en main afin d’aider des jeunes filles à s’installer d’un foyer à un autre. Certaines femmes ont 30 ou 50 ans d’écart d'age avec leurs maris.
Ces femmes vivent en général, à la maison ou dans une pièce de la maison et non seulement sont-elles résignées, mais en plus, dans la plupart des cas, sont-elles habituées à cette tradition. J’avais rapporté de nombreux vêtements et burg has du Pakistan pour le film. La plupart des femmes qui acceptèrent de figurer dans le film, demandèrent qu’on leur donne des burg has au lieu d’argent. L’une d’entre elles voulait un burg has pour le mariage de sa fille. Par peur de voir le burg has devenir populaire en Iran, j’ai refusé d’en donner à qui ce soit.
Un jour nous avons demandé à des femmes de figurer dans une séquence. Leurs maris nous expliquèrent qu’ils étaient très pudiques pour montrer leurs femmes. On leur dit que leurs femmes seraient filmées en burg has, mais ils nous répondirent que les spectateurs sauraient qu’une femme et sous ce burg has et que cela en soit est impudique et contraire aux bonnes mœurs.
Encore et encore je me demande qui des Talibans ou du burg has est arrivé en premier? Est-ce que la politique affecte et change la culture, ou est-ce la culture qui amène la politique? 
Au camps de Niatak, les Afghans ont fermé le bain public. D’après eux, chaque personne qui passe près des murs du bain public, peut imaginer les gens du sexe opposé, dénudé de l’autre côté de ce mur, et est poussé au péché.
De nos jours, il n’existe pas de médecin femme en Afghanistan. Si une femme désire s’adresser à un médecin, elle doit y aller accompagnée de son fils, son mari ou son père et elle ne pourra s’adresser au médecin que par leur biais. Lors du mariage, c’est le père ou le frère de la mariée qui doit dire oui. 
 
 

L’agressivité afghane 
D’après Freud, l’agressivité humaine vient de son côté animal et la civilisation recouvre cette animalité d’une très fine couche de vernis. Cette faible couverture s’écaille en un claquement de doigt. La violence existe aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. Ce qui est différent, c’est le style de ces violences et non la réalité de son existence.
Quelle est la différence entre la mort provoquée par la décapitation, par l’utilisation de couteau, poignard, ou sabre et celle provoquée par une balle, une grenade, une mine ou un missile? Dans la plupart des cas, on explique la violence par l’explication des outils de violence. La mort d’un million d’afghans résultant de l’injustice du Monde n’est pas définie comme violente. La mort de 10% de la population civile de l’Afghanistan en raison des guerres civiles et de la guerre contre l’URSS n’est pas perçue comme violente. Mais une décapitation au sabre en Afghanistan fera un bon moment les gros titres des journaux télévisés sur le câble. 
Il est naturellement terrifiant et horrible de voir une personne se faire décapiter. Mais pourquoi est ce que les morts quotidiens dus aux mines ne nous font pas ressentir les mêmes choses? Pourquoi est ce que le poignard serait violent et non les mines? Ce que l’Ouest moderne critique dans la violence afghane, c’est la forme et non la substance. L’Ouest peut faire un drame pour une statue mais se contenter de données statistique pour la mort des millions. Comme le disait Staline « La mort d’une personne est une tragédie, la mort de millions de personnes est statistique » 
L’Afghanistan est un pays de culture tribale et l’ordre tribal y domine. Ces tribus ont résisté violemment contre la domination étrangère et avec la même vigueur lors des conflits d’intérêt intertribal. Bien que l’Afghanistan soit surnommé le musée des races et des clans, les touristes n'ont jamais eu accès à ce musée vivant. Si quiconque est passé par l’Afghanistan, c’était soit Nader Shah tentant de conquérir L’Inde, soit les soviets tentant d’atteindre les rives chaudes de la mer. Donc, le rude afghan, en plus de ce qu’il a appris de la nature difficile de son pays, n’a appris de l’intrusion étrangère que la violence. 
 
 

Les conséquences de la guerre en Afghanistan
L’Afghanistan a pris son indépendance de l’Iran il y a 250 ans. Voilà environ 150 ans où 82 ans selon les sources qu’elle a obtenu une reconnaissance internationale. Voilà 100 ans environ que ses frontières furent redéfinies par la ligne Durand, avant de vivre une période de modernisme prématuré il y a 77 ans. L’Afghanistan a été envahie par les Soviétiques il y a 20 ans et a vécue en état de guerre civile durant les 10 dernières années. Environ 40% de sa population a été tragiquement décimée ou a pris les routes de l’exode. Ce pays et son peuple ont soit été négligés, soit considérés comme une menace, soit utilisés comme un instrument de menace. Lorsque je passais la frontière, je vis les canons iraniens pointés sur l’Afghanistan. De l’autre côté les canons afghans étaient pointés vers l’Iran. Ces canons montrent bien que les deux pays se considèrent comme une menace.
De l’autre côté de la frontière, j’entendis le commandant des Forces armées convoquer le consul iranien et lui dire: « nos maisons sont faites de terre, alors que visent vos canons? Si vous tirez, il nous faudra attendre les pluies  et alors la terre deviendra boue et nous rebâtirons nos maisons. Mais vous? Ne serait – il pas dommage que de si jolies maisons soient détruites? La pluie ne transformera pas la boue en verre, fer et Céramique. Pourquoi ne pas venir nous aider à reconstruire la route de Herat? »
Sur la route de Dogharoon à Herat, j’avais l’impression d'être sur un bateau voguant sur une mer déchaînée. Je me souvins avoir été pris dans une tempête dans le golf persique lors d’un tournage. Les vagues soulevaient notre embarcation sur plusieurs mètres avant de nous jeter à nouveau sur la surface de l’eau. Le capitaine nous expliqua que si l’embarcation chavirait cela signifierait « Adieu ». Sur cette route je revoyais ces vagues, mais c’était des vagues de sable. Sur le premier tronçon, la voiture plongeait dans le creux de cette vague avant de remonter et de venir frapper contre une autre vague de sable. Bien que cette région de l’Afghanistan ne soit pas montagneuse, ces routes sont plus sinueuses que les routes de montagne iraniennes. Sur le haut de chaque vague des hommes et des garçons armés de pelles se dressaient pour l’éternité. Ils se tenaient là, à perte de vue. Dès que notre véhicule s’approcha, ils commencèrent à remplir de terre les trous et ornières, et alors que nous leur jetions des poignets de billet afghan sans valeur, nous les voyions tournoyer dans la poussière, comme dans cette scène de la danse des feuilles mortes dans « Nasser-e-din Shah, acteur de cinéma ». Cette scène d’hommes armés de pelles ayant créée une occupation de rien et disparaissant dans la poussière, est la scène la plus surréaliste qu’il m’est été donné de voir en Afghanistan.
J’ai demandé au chauffeur combien de voiture empruntaient cette route quotidiennement et il me répondit: « environ 30 ». Je demandais si ces milliers d’hommes se réunissaient uniquement pour ces 30 voitures, mais le chauffeur était concentré sur la route et n’était pas d’humeur à me répondre. Je mis la radio en marche. Cela faisait des années que je n’avais écouté la radio ou même regardé la télévision, et je n’avais pas lu les journaux depuis plusieurs mois. Nous étions le 23 septembre 2001 et la radio iranienne commençait à diffuser le journal de 14h00. Cela me donna envie de pleurer d’apprendre que 2 millions de petits iraniens allaient faire leurs rentrés des classes ce jour. Je ne savais si c’était la joie de savoir que ces enfants allaient aller à l’école ou la tristesse de savoir que les enfants afghans n’y iraient pas qui m’émouvait à ce point. 
Je regardais la route et j’avais l’impression de regarder un film. Le chauffeur m’expliquait que dans certaines maisons que nous passions des écoles clandestines pour filles avaient été organisées et que certaines filles étudiaient chez elles. Je n’arrêtais pas à me dire qu’il y avait
là sujet à faire un film. J’arrivai à Herat et vis les femmes se vernir les ongles sous leurs burg has et me dis encore qu’il avait sujet à faire un film. Je vis une jeune femme anglaise de 19 ans, venue bénévolement dans ce pays dangereux qu’est Afghanistan et là encore j’y vis un sujet. Je vis partout des hommes estropiés qui avaient perdu leurs jambes sur les mines. L’un d’eux, s’était attaché une pelle sur le côté en guise de prothèse. Et je me dis encore un sujet. J’arrivai à Herat et je vis des gens mourants jonchés les rues de la ville. Là, je ne vis plus juste un autre sujet. J’eût alors envie d’abandonner le cinéma et de trouver une nouvelle occupation. 
Lorsque l’on demanda à Masoud, l’un des grands chefs militaires afghans, ce qu’il souhaitait pour ses enfants, il répondit: « qu’ils deviennent des politiciens » Cela signifie que la guerre en tant que solution a atteint une impasse aux yeux du commandant. Il pense que la solution qui sauvera l’Afghanistan est politique et non militaire. A mon avis, la seule solution pour l’Afghanistan est l’identification scientifique rigoureuse de tous ses problèmes et la présentation d’une image réelle de cette nation, qui demeure encore obscure et sans image tant à ses propres yeux qu’aux yeux du Monde. 
 
 

La solution à la crise de l’emploi
Lorsque les pays industrialisés saturèrent les marchés de leurs produits, ils se mirent en quête de marchés internationaux. En échange de biens de consommation, les pays non industrialisés proposèrent soit de la matière première soit leur main d’œuvre. A ce jeu, l’Afghanistan, en raison de sa géographie montagneuse et de l’absence de réseaux routiers, n’a pas pu exploiter de manière rentable ses matières premières. En raison de mauvaise gestion, de la dispersion de sa population de souche agricole, de la désunion des tribus qui composent sa population, l’Afghanistan n’avait pas la capacité d’offrir sur le marché sa main d’œuvre. Alors l’Afghanistan s’est retrouvé isolé du jeu mondial de l’économie et a continué à survivre des ressources insignifiantes de sa terre. L’intrusion soviétique a engendré une réaction nationale changeant les bergers en guerriers. Avec le retrait soviétique, les guerriers refusèrent de redevenir bergers.
D’un côté la guerre civile a fait rage du fait de la course au pouvoir. 30% des émigrants afghans ont vécu dans des conditions plus agréables dans les grandes villes à l’étranger et ont refusé de redevenir dépendants de leurs exploitations, surtout avec la menace permanente de sécheresse. Les Afghans aspirent à une vie plus civilisée. Cela signifie, que l’Afghanistan, avec tout son retard historique a annoncé son désir de renter dans le jeu du marché mondial.
Mais de quelle ressource immédiate faut-il disposer afin de rentrer dans le monde de la production et de la consommation? Sans aucun doute, l’Afghanistan dispose de sa main d’œuvre bon marché. Il est plus simple d’exploiter la main d’œuvre que la matière première dans ce pays montagneux et dénué de routes. Si l’Afghanistan parvient à se dégager du carcan de sa conception politico-militaire des choses, il pourra alors la remplacer par la perspective d’un avenir économique. Si l’emploi est à la fois à la source et dans l’absolu la solution à la crise présente, l’Afghanistan pourrait entrer sur le marché mondial par le biais d’une réelle gestion nationale. L’Afghanistan pourra jouer son rôle en offrant sa main d’œuvre et en bénéficiant des biens de consommations en retour. Elle pourra bénéficier des avantages de la civilisation actuelle et du modernisme. Cette expérience a été une réussite pour la Chine Maoïste, l’Inde de Gandhi et plus encore pour le Japon. 
Vue sous cet angle, la maladie en Afghanistan n’est plus un désastre mais un marché pour les médecins. L’absence de personnels de santé spécialisés n’est plus un désastre mais une opportunité pour former en quelques mois des spécialistes. La faim n’est pas un désastre mais un marché pour la consommation du pain. La manque de pain n’est plus un désastre mais un marché pour le blé. Le manque de blé n’est plus un désastre mais un marché pour la construction de barrages.
Ces eaux contrôlées grâce à l ‘emploi signifient des barrages. Les barrages bâtis par cet emploi signifient du blé. Le blé est le pain. Le pain met fin à la faim. Lorsqu’il n’y a plus de faim il y a du surplus. Lorsqu’il y a du surplus, il y a du développement. Le développement est la civilisation. Staline a dit: « La mort d’une personne est une tragédie, la mort de millions de personnes est statistique ». 
Depuis le jour où j’ai vu cette fillette afghane de 12 ans ( le même age que ma fille Hanna), évanouie dans mes bras en raison de la mal nutrition, j’ai essayé de dénoncer cette tragédie et cette famine, mais finalement je n’ai qu’énuméré des données statistiques.Ô, mon Dieu ! Pourquoi suis-je devenu aussi impuissant que l’Afghanistan? Je voudrais pouvoir revenir à ce poème, à cette déroute et comme le vieux poète Herati, aller me perdre quelque part, ou comme le Bouddha de Bamian m’effondrer sous le poids de la honte. 
 
Pieds nus je suis venu, pieds nus je repars
Le même étranger sans tirelire je repars
Et l’enfant qui n’avait pas de poupée repart
La malédiction de mon exil ce soir prendra fin
Et la table vide sera débarrassée enfin
J’ai franchi tous les horizons dans la souffrance
Moi qui n’est été vu que dans l’errance
Tout ce que je ne possède pas, je le pose et repars
Pieds nus je suis venu et pieds nus je repars
 

Mars 2001
 

Les données statistiques citées dans cet article ont principalement été obtenues dans les publications des Nations Unis et les agences de presse internationale. Egalement, « le livre vert » du Ministère des affaires étrangères iranien a été utilisé en référence, excepté dans les cas où les experts afghans nous ont présenté des données plus convaincantes.
Cependant, les récents chiffres annoncés par les Nations Unis confirment que la tragédie afghane prend de l’essor et devient de plus en plus dramatique à chaque instant.